Monsieur Philippe THANH, rédacteur en chef de la Lettre du musicien.
La première chose à dire, même si c’est une évidence, c’est que – à la différence du ballet ou de la musique pure – l’opéra pose le problème de la compréhension de la langue.
La question cruciale est alors : traduction ou version originale ? Pendant longtemps la question ne s’est pas posée, l’usage étant de donner les œuvres dans la langue du pays. On traduisait donc les livrets, parfois au prix d’adaptations qui nous paraissent aujourd’hui indéfendables. On modifiait parfois aussi la partition pour la rendre plus compréhensible ou plus conforme aux goûts du public local. Ainsi des Mystères d’Isis donnés à Paris en 1801, dans lesquels on est bien en peine de reconnaître La Flûte enchantée de Mozart.
Aujourd’hui, la question est réglée depuis longtemps. On donne les opéras dans leur langue d’origine, par souci de fidélité au compositeur et de respect à son œuvre. Une attitude que la naissance et le développement du surtitrage conforta. Celui-ci s’est aujourd’hui généralisé au point qu’il est de règle, notamment à l’Opéra de Paris, de donner les opéras français avec surtitres dans la même langue. Ce qui autorise– hélas – de nombreux chanteurs à mâchonner leur texte dans un sabir plus qu’approximatif… On me permettra une parenthèse pour déplorer la disparition d’une école française de chant qui a survécu jusqu’aux années 70. Qu’on écoute des enregistrements d’alors. Les interprètes pouvaient être de bons ou moins bons chanteurs, ils avaient en commun une clarté de l’articulation, une façon de ciseler un phrasé… pratiquement introuvables aujourd’hui. C’est aussi vrai, d’ailleurs, pour le théâtre ou le cinéma.
S’il a rayonné largement hors de nos frontières, l’opéra français n’a, à quelques exceptions près, jamais atteint à l’universalité de l’opéra italien, par exemple. C’est toutefois au XIXe siècle que le genre opéra atteint son apogée et que les ouvrages et les compositeurs circulent le plus. Paris est devenu un des pôles de la vie lyrique, avant tout grâce aux moyens que l’Opéra peut offrir aux compositeurs pour monter leurs spectacles. Dans les années 1830, avec la monarchie de Juillet et l’avènement de la bourgeoisie comme classe dominante, se développe un genre propre à la France, le “grand opéra”, spectacle total de grande ampleur (en général cinq actes), dans des décors et des costumes fastueux, avec un ballet obligé. Signe de réussite sociale, avoir sa loge à l’Opéra est devenu indispensable. La littérature regorge d’exemples sur ce thème. Pendant ce temps, l’aristocratie s’est repliée au Théâtre-Italien où l’on donne des ouvrages italiens dans leur langue d’origine, donc moins accessibles à la nouvelle élite pas toujours très cultivée. C’est là que Rossini a trouvé la consécration, bientôt suivi par Bellini et Donizetti.
Paris attire donc les compositeurs étrangers et nombre d’entre eux tentent d’obtenir une commande de l’Opéra. Et ils écriront bien sûr cet ouvrage sur un livret français.
En fait, ce mouvement a commencé quelques années plus tôt, lorsque des musiciens sont arrivés à Paris dans les fourgons, si l’on ose dire, de l’armée impériale. Les Cherubini, Spontini trouveront en France postes et commandes.
En 1824, Charles X avait nommé Rossini directeur du Théâtre-Italien, mais aussi compositeur du Roi : il incombe donc au musicien d’écrire pour l’Opéra de Paris. Il profitera aussi de ses fonctions pour faire connaître d’autres musiciens étrangers à Paris (Bellini et Donizetti notamment) ou encore Meyerbeer.
A son tour Verdi, quelques années plus tard, ne résistera pas aux attraits (financiers) et composera bon gré mal gré pour la “Grande Boutique”. Le plus connu de ses opéras parisiens est Don Carlos.
Quand les Italiens composent en français, un exemple : La Fille du régiment
Donizetti compose pour l’Opéra-Comique à Paris, sa Fille du régiment en 1840. Il ne se doute pas du succès que va remporter cette pochade aimablement cocardière. Un succès qui provoquera la colère de Berlioz, lequel écrira dans un article incendiaire : « Donizetti a l’air de nous traiter en pays conquis, c’est une véritable guerre d’invasion. On ne peut plus dire : les théâtres lyriques de Paris, mais seulement : les théâtres lyriques de Donizetti. » La Fille du régiment sera pourtant l’un des rares opéras du compositeur à rester à l’affiche sans interruption jusqu’à aujourd’hui, en France comme à l’étranger où son succès ne s’est jamais démenti. Ainsi, dans les années trente, Lily Pons, soprano native de Draguignan, adoptée par le public américain en raison de son physique de star et de la facilité de son aigu, chante régulièrement La Fille du régiment au Metroplitan Opera de New York. En 1941, elle ne manquera pas de plaider à sa façon la cause de sa patrie en guerre en se drapant dans les plis du drapeau tricolore pour entonner l’air final, « Salut à la France… ». Il ne s’agit sans doute pas ici de défense de la langue française, mais à coup sûr de défense de la culture et des valeurs françaises, dans un moment crucial.
Carmen et Faust
On ne saurait parler de l’influence de l’opéra français dans le monde sans citer Carmen. Le chef-d’œuvre de Bizet est créé à l’Opéra-Comique en 1875, trois mois avant la mort de son auteur. Demi-succès à sa création, Carmen connaît une très rapide carrière internationale. Pour vous donner une idée, l’excellente revue L’Avant-Scène Opéra a recensé, pour la seule période 1992-1998, 105 productions différentes de Carmen à travers le monde, soit 15 par an ! Et cela va de Philadelphie à Auckland, de Santiago du Chili à Saint-Pétersbourg.
Si Moscou découvre les amours de Carmen et de Don José dès 1924 (dans une traduction russe), ce n’est que cette année – en 2008 – que l’œuvre est donnée en langue française au Bolchoï. Cela dit, quelques mois plus tôt, à Kiev, c’est aussi l’opéra de Bizet qui a été choisi pour illustrer la Journée internationale de la francophonie, le 20 mars dernier.
Autre pilier de notre répertoire à l’exportation, Faust de Gounod. Créé en 1859 à Paris, il y a été représenté près de 3 000 fois et a été présenté, dans les dix ans qui ont suivi sa création, dans 22 pays !
Défense de l’opéra français au Théâtre impérial de Compiègne
Il faut saluer le travail accompli par Pierre Jourdan, hélas disparu il y a quelques mois. A Compiègne, il fut l’artisan de la renaissance du Théâtre impérial (édifié par Napoléon III, laissé inachevé par la chute de l’Empire, il était dans un triste état, abandonné aux pigeons, quand Pierre Jourdan s’attacha à le rendre à la vie). Il y monta de nombreux ouvrages français, la plupart totalement oubliés, dont ceux de Daniel François Esprit Auber (1782-1871), qu’il fut pendant dix ans pratiquement le seul à faire jouer en France. Il monta ainsi Manon Lescaut, Gustave III, Le Domino noir, Les Diamants de la couronne, Fra Diavolo. Mais il renonça au plus connu d’entre eux, La Muette de Portici. Peut-être parce que l’héroïne est muette – ce qui est curieux pour un opéra – et interprétée par une ballerine. En tout cas, et ceci nous ramène à la francophonie, La Muette de Portici créée à Paris en 1828 fut donnée en 1830 à La Monnaie de Bruxelles, et le duo « Amour sacré de la patrie » fut l’un des signes de ralliement de la révolution belge.
Toujours à propos d’Auber, en 2004, on a pu entendre en France un opéra-ballet de 1830 totalement oublié, Le Dieu et la Bayadère. Cela se passait à Château-Thierry, autant dire chez Jean de La Fontaine. Et à qui étions nous redevable de cette découverte ? A un théâtre de l’ex-RDA, celui d’Erfurt, dirigé il est vrai par un citoyen suisse bercé de culture française, Guy Montavon. J’ajouterais, pour les avoir rencontrés à l’issue du spectacle, qu’aucun des jeunes interprètes ne parlait français, mais tous le chantaient avec une diction enviable.
L’Opéra français de New York
Cette compagnie fondée en 1988 par le chef d’orchestre canadien Yves Abel – sur la suggestion de Leonard Bernstein – s’est donnée pour mission de promouvoir les raretés du répertoire français, des ouvrages que ne donnent pas les deux grandes institutions lyriques de la ville, le Metropolitan Opera et le New York City Opera. A son palmarès, on peut citer : Djamileh et Le Docteur Miracle de Bizet, Les Deux Journées de Cherubini, La Colombe de Gounod, Les Deux Avares de Grétry, Zampa de Hérold, La Princesse jaune de Saint-Saëns… mais aussi des œuvres contemporaines comme To Be Sung de Pascal Dusapin. La direction artistique de l’Opéra français de New York est aujourd’hui assurée par un tandem de jeunes metteurs en scène Français, Jean-Philippe Carac et Olivier Deloeuil qui ont à cœur de poursuivre dans cette voie et de faire connaître les œuvres rares de notre répertoire à New York.