Monsieur Uli WINDISCH, Professeur ordinaire à la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Genève
« Le professeur Uli Windisch a accepté que soit repris sur notre site le texte de cette conférence de février 2009, qui reprend largement le contenu de son intervention du 4 mai 2010″. »
Francophonie et chercheurs universitaires : un regard suisse
Par Uli Windisch, Université de Genève (texte rédigé et développé à partir d’une intervention orale au Colloque « Francophonie et francophonies, Quel avenir, quels enjeux », CELAT Université Laval, Québec 14-17octobre 2008, à l’occasion du Sommet de la francophonie) Elément contextuel : en octobre 2008 a eu lieu le 12ème Sommet de la francophonie à Québec. Cela représente une mobilisation politique internationale générale avec participation de plusieurs dizaines de chefs d’Etat, 601 délégations. L’OIF, l’Organisation internationale de la francophonie, comprend 56 membres et 14 observateurs. Il y a 200 millions de francophones dans le monde et c’est le continent africain qui en compte le plus grand nombre. Le français se classe au 9ème rang des langues les plus parlées dans le monde et elle représente la troisième langue sur la toile avec 5% des pages internet, après l’anglais (45%) et l’allemand (7%). Le français est la langue officielle du Mouvement olympique, à parts égales avec l’anglais. La chaîne de télévision TV5, née en 1984, fait partie des opérateurs spécialisés de la francophonie et est l’un des trois plus grands réseaux mondiaux, à côté de MTV et CNN….
La francophonie constitue en premier lieu un phénomène politique. Mais l’on peut se demander pour quelles raisons les chercheurs universitaires n’y accordent pas une plus grande importance puisqu’il s’agit bien d’une question qui devrait intéresser plusieurs disciplines des sciences sociales, du langage et de la communication. Ces disciplines sont-elles à ce point spécialisées et cantonnées dans leurs problèmes bien définis, isolés les uns des autres, que plus personne ne réalise que l’avenir et la situation sociale et politique de langue française constitue aussi un problème dont pourraient s’occuper davantage ces différentes disciplines scientifiques. Pensons simplement au fait que la langue française n’a plus le même prestige et le même pouvoir de référence qu’il y a quelques décennies, et cela au profit de l’anglais. Cela est connu et bien des politiques en sont conscients et s’en occupent, mais pourquoi les capacités de réflexion et d’analyse des disciplines scientifiques susmentionnées ne s’en préoccupent-elles pas davantage, alors qu’elles ont accumulé des connaissances, des capacités d’analyses et d’interrogations, des méthodes et des théories qui pourraient sans aucun doute être utiles et précieuses pour mieux comprendre les changements et les dynamiques dans lesquels est prise la langue française. C’est le mérite du CELAT (Centre interdisciplinaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions, de l’Université Laval à Québec) d’avoir compris la nécessité d’une présence des universitaires au moment de ce Sommet, afin de montrer l’apport possible des chercheurs universitaires à une meilleure compréhension de cette situation de la langue française et de la nécessité pour nos disciplines de participer à l’élaboration d’éléments de solutions à la situation d’une langue en train de changer de statut, voire de perdre en influence et même d’être menacée de disparition dans certaines régions et pays où elle était pourtant largement répandue, voire dominante. Il s’agit de réfléchir aux possibilités d’applications de nos résultats scientifiques à des situations concrètes, bref d’être capables d’adopter le point de vue de sciences à vocation pratique et appliquée, de sciences appliquées. Les sciences sociales et politiques, les sciences du langage et de la communication, ainsi que la sociolinguistique tout particulièrement, ont à coup sûr leur rôle à jouer ici. Ce serait d’ailleurs aussi une occasion de mieux mettre en valeur les potentialités de ces disciplines et leur valeur intrinsèque.
Quelques questions qui pourraient trouver ici un terrain d’application.
La question des rapports entre les langues en est une fondamentale, soit celle des rapports entre l’anglais et le français : rapports de collaboration ou de domination ?
Rien que par le nombre et son extraordinaire développement, suite à la mondialisation, l’anglais est devenu, qu’on le veuille ou non, une langue largement dominante. Quelle réaction avoir face à une telle situation ? Se laisser dominer, envahir sans réagir, ou devenir agressif, dénoncer cet « impérialisme », ou encore développer le bilinguisme, apprendre à mieux utiliser les différentes langues en fonction des domaines de la vie de tous les jours. Le français est-il appelé à devenir la langue de l’intimité, et l’anglais celle des affaires économiques et des échanges internationaux, bref celle des domaines les plus importants et vitaux ? A de telles questions, il doit y avoir des réponses plus nuancées et fructueuses qu’une simple réaction idéologique ou une pure attitude défensive. Se cantonner dans une attitude défensive, plaintive, défaitiste, qui conduit à la démoralisation et à l’impuissance résignée, n’est certes pas la meilleure solution. Les disciplines scientifiques concernées peuvent à coup sûr indiquer quelques pistes pouvant contribuer à passer de la défensive à une offensive généralisée. A Québec, c’est la politique qui a montré le chemin, et ce n’est certainement pas un hasard si c’est le Québec qui a pris cette initiative, étant donné que le français y est tout particulièrement menacé, au milieu d’un ensemble nord-américain anglophone de plusieurs centaines de millions de locuteurs. Si les Québécois n’avaient pas été particulièrement attentifs et intransigeants dans la défense de leur langue, la langue française aurait été réduite comme peau de chagrin. Elle aurait peut-être déjà disparue, noyée au milieu de cet océan anglophone, et même sans aucune volonté de domination de l’anglais ; simplement par l’effet de cet énorme surnombre.
Je voudrais rendre hommage à cette volonté québécoise acharnée de défense du français et aux très nombreuses initiatives visant à développer, enrichir, et rendre plus attrayante la langue française. Il faut insister sur ce point car on a souvent critiqué cette attitude intransigeante ; notamment la politique systématique de francisation, la stigmatisant comme nationaliste, protectionniste, ethniste, allant à l’encontre d’une ouverture généralisée à l’international et de l’adoption inévitable de l’anglais dans des domaines sans cesse nouveaux. Ce qui était souvent taxé de conservateur, était en réalité une politique éminemment responsable, positive, agissante et entreprenante, et non défaitiste. Le Québec mérite notre admiration pour tout ce qu’il a fait pour le maintien et le développement du français. Ce point doit aujourd’hui être explicitement et clairement reconnu et porté à la connaissance de tous les francophones du monde qui n’ont pas toujours eu une attitude aussi respectueuse, active et fière envers leur propre langue, davantage impressionnés et tétanisés qu’ils étaient par l’inévitabilité de la suprématie à venir de l’anglais.
Le problème essentiel actuellement n’est pas de lutter de manière bornée, réactive, sectaire et haineuse contre l’anglais mais de travailler à cultiver, développer et renforcer le français, tout en apprenant d’autres langues, anglais compris. Ce sont les unilingues qui vont devenir l’exception tant le multilinguisme est déjà la réalité linguistique la plus répandue dans le monde. Rester unilingue deviendra une nouvelle forme d’analphabétisme. Mais travailler au multilinguisme deviendrait appauvrissant si cela se faisait en laissant s’effriter la langue la mieux maîtrisée (terme de plus en plus utilisé et plus adéquat que celui de langue maternelle). Une langue qui s’affaiblit, indépendamment de son aire de diffusion, c’est l’identité, dimension fondamentale liée à la langue, qui s’effiloche et peut créer de graves traumatismes. Ne plus avoir confiance dans sa langue, douter d’elle, entraîne inévitablement et souvent inconsciemment une perte de confiance beaucoup plus générale, dans sa langue certes, mais dans son être même, dans son groupe et sa culture d’appartenance, dans sa propre communauté nationale, lorsque qu’il s’agit d’un pays où la langue française est la langue nationale ou l’une des langues nationales. La langue est un phénomène social total, à la fois linguistique, social, économique, politique, identitaire et culturel. Une langue qui s’affaiblit c’est tout un univers qui s’évanouit et qui entraîne avec lui les individus qui en font partie. Une identité, une culture, peut être plurielle mais elle doit reposer et se démultiplier à partir de piliers solides, au risque de tourner à l’anomie. Voilà pour l’angle d’approche politico-culturel le plus général et qui doit rester présent en arrière-fond de chaque problème particulier à aborder et à analyser si l’on veut dresser un tableau de la situation effective et réaliste de la langue française, sans illusions mais sans gêne non plus, bref avec confiance et une détermination résolue ; attitude, encore une fois, qui n’exclut nullement ouverture et curiosité conséquentes pour d’autres langues. On doit pouvoir donner beaucoup pour
être capable de recevoir et l’on ne peut recevoir si l’on n’a rien à donner. Il en va de la langue comme des biens plus matériels.
Rapports de force externes – rapports de force internes.
Si la langue française a perdu de son prestige et de son pouvoir de référence, en soi d’abord, et surtout par rapport à l’anglais, des rapports de force existent aussi à l’intérieur de l’univers francophone. La langue française n’est pas une mais diverse, et toutes les variantes n’ont pas le même prestige. En plus, certaines variantes, sans que cela soit toujours dit explicitement, se considèrent comme plus importantes et veulent servir de guide et de référence aux autres variétés. Dans les relations entre ces variétés du français, on retrouve des rapports du genre centre – périphérie, comme en matière d’inégalités économiques et sociales mondiales, sur le même modèle que les rapports Nord-Sud par ex. Dans notre cas présent, le Centre est évidemment représenté par la France et Paris ; quant à la périphérie, elle comprend « tout le reste », toutes les autres variétés. Cette situation inégalitaire doit absolument être explicitée, discutée, débattue, car elle handicape sérieusement une lutte commune pour une affirmation et un développement plus marqués de la langue française. Il existe une véritable fronde et révolte anti-France et anti-Paris dans bien des régions francophones périphériques. Ce noeud gordien doit absolument être tranché car tout en étant l’acteur qui fait le plus pour le soutien et le développement du français dans le monde (la France paie le 80% du total du budget de la francophonie), la France est critiquée de partout, parfois très virulemment ; par exemple, pour son attitude arrogante, parce qu’elle pense et veut être le Centre, la référence première, qui ne mériterait qu’admiration et non critique, au point où elle ne comprend même pas que l’on puisse émettre des critiques à son égard. Ne travaille-t-elle pas pour nous tous ?
Cela mérite admiration et reconnaissance, non ? N’est-ce pas une évidence ? Eh bien justement non ; c’était peut-être le cas mais cela ne l’est plus. Depuis le temps que le français est pratiqué dans de nombreuses régions du monde, cette langue a volé de ses propres ailes, a connu de nombreux développements spécifiques, en faisant surgir non pas des duplicatas du français de France, mais des variétés spécifiques, régionales, originales, ayant chacune une valeur en soi, et surtout revendiquant de plus en plus ces spécificités et ces originalités, irréductibles à la variété de France. Même le français de France connaît d’ailleurs ses variétés internes, ayant elles aussi beaucoup de peine à se faire reconnaître en tant que telles, et supportant de plus en plus mal cette situation. Cela aussi doit être explicité et discuté, et surtout admis par le Centre du centre qui a tendance an négligé même ses propres périphéries.
Il faut prendre acte de toutes ces affirmations régionales et périphériques, et qui, précisément, refusent ces dénominations et veulent être considérées comme égales, appréciées dans leur singularités et richesses spécifiques développées au cours de l’histoire. C’est une question de vision du monde ; il y a de l’ethnocentrisme même dans les rapports entre les différents parlers francophones. On le voit, c’est le type d’attitude entre les variétés qui est en train de changer et cela de manière tellement fondamentale que le Centre, qui a été tant habitué à être la référence inconditionnelle, a de la peine à comprendre ce changement. La reconnaissance de ce changement d’une nécessité absolue afin que l’unité l’emporte néanmoins sur les variétés, afin que les traits communs prennent autant d’importance que les différences, les nuances et les subtilités. Si les forces francophones centrifuges l’emportent sur le liant centripète, c’est l’ensemble du combat pour le français, tellement nécessaire, prioritaire et urgent, qui s’affaiblit, voire s’autodétruit. Le risque est réel : ce qui m’a frappé dans notre rencontre de chercheurs représentant de multiples variétés francophones c’est que certaines variétés sont tellement préoccupées par elles-mêmes et en ont tellement assez d’être considérées comme quantité secondaire, voire négligeable, qu’elles ne veulent même plus entendre parler de combat ou de travail commun. Nombreuses sont en effet les variétés qui ont l’impression de n’être considérées que comme des forces d’appoint pour le Centre et non comme des variétés ayant leurs propres spécificités et richesses, dignes d’être valorisées en tant que telles. C’est le cas de nombre d’écrivains francophones éloignés géographiquement du Centre, et dont la variété déjà ancienne est devenue leur principale langue et donc l’élément majeur de leur identité. Ils ne veulent pas vivre leur identité par procuration. Ils ont créé leur langue et leur identité, avec leurs spécificités et veulent être considérés comme tels. De même, des professeures francophones de littérature française d’Afrique du Nord, qui connaissent cette littérature aussi bien que les enseignants de France, ont dit leur frustration d’être considérées comme des francophones de second ordre, notamment en affirmant que même si elles écrivaient un très bon article elles ne seraient guère publiées dans les meilleures revues françaises de France parce que provenant de la périphérie.
Voilà qui est évidemment inacceptable et qui crée de profondes rancoeurs et frustrations ; il faut urgemment en prendre conscience, en faire état et tout mettre en oeuvre pour changer ces visions et attitudes ethnocentriques d’un genre particulier. De telles situations méritent une attention toute particulière pour une autre raison encore : le français représente pour ces femmes une valeur des plus fondamentales. Il représente la liberté, par rapport à une attitude de soumission et de domination qui va parfois de pair pour elles avec la langue arabe. Et l’on sait à quel point dans certains pays arabes et musulmans on veut éradiquer le français, présenté comme langue étrangère, comme langue symbole de l’Occident, d’un Occident qui devient le repoussoir, « l’occupant symbolique », contre lequel il faut lutter. Ici aussi on devrait petit à petit comprendre que le monolinguisme ne permet plus de faire face aux défis internationaux et que le multilinguisme pourrait devenir une richesse plutôt qu’une menace. Des révolution, coperniciennes semblent devoir être effectuées un peu partout, même là où cela sera le plus difficile.On voit avec cet exemple, certes particulier, ce que peut représenter le français comme élément fondamental pour certains groupes et populations. Le français doit être défendu comme un tout et de manière générale, mais toujours en tenant compte des spécificités irréductibles de toutes ses variétés. Il faudra de plus en plus insister sur les particularités de chaque spécificité et sur leur apport essentiel pour mieux valoriser le français dans son ensemble. Cela la France et Paris et les autres communautés francophones historiques européennes doivent absolument le comprendre, même si certains paient beaucoup plus que d’autres. On peut être pauvre économiquement mais riche culturellement et linguistiquement. Il reste à la finance et à la langue, dans ses variétés les plus diverses et singulières, à faire bon ménage, car on ne peut demander au pauvre d’agir en riche. Mais on peut encourager les divers centres francophones les plus riches à contribuer financièrement de manière encore plus marquante.
Le Centre a fait des pas importants en parlant de plus en plus de diversités. DIVERSITE est devenu le nouveau terme clef de la francophonie et c’est
certainement un changement très considérable dans la façon de concevoir les rapports entre le centre et les périphéries. Mais il faut maintenant montrer en quoi consiste ces diversités, les valoriser concrètement en faisant ressortir les richesses qu’apportent chacune d’elles à l’unité, à l’ensemble de l’orchestre francophone mondial. L’usage du terme de diversité ne doit pas devenir un nouveau hochet que l’on agite pour calmer les variétés, sinon cela fera effet contraire. C’est déjà le cas parfois, tant les frustrations historiques rentrées sont grandes, et cela est considéré comme une nouvelle forme d’ethnocentrisme, moins explicite mais tout aussi arrogant. On peut citer d’autres exemples de cet ethnocentrisme franco-parisien omniprésent et fortement contreproductif. En Suisse par exemple, les différents médias francophones invitent très régulièrement des spécialistes, des experts et des intellectuels français, alors que la réciproque est plutôt exceptionnelle. On ne voit guère des Suisses, des Belges ou des Québécois invités dans les JT des différentes chaînes de télévision française pour donner un autre regard sur un problème ou pour mettre en valeur leurs travaux. C’est au point où de telles apparitions « étrangères » apparaîtraient carrément comme saugrenues. Il en va de même avec les hebdomadaires et les quotidiens. Il leur parait encore incongru d’associer les francophones étrangers en leur demandant des articles sur des sujets communs à tous et qui sont encore et toujours traités uniquement sous l’angle du seul regard français et non dans une optique comparative, alors que cela est monnaie courante dans les pays francophones voisins de la France. La Suisse engage massivement des professeurs d’Universités français alors que la réciproque relève toujours de l’exception, même s’il y a une très légère ouverture depuis quelques années. Des intellectuels et des universitaires français sont régulièrement invités dans des universités américaines afin de présenter les courants de pensée francophones. Mais il ne leur viendrait pas à l’idée d’inviter des collègues des pays voisins à se joindre à eux, voire à les remplacer, alors que ces derniers n’ont pas ces possibilités étant donné leur petite taille. Il arrive aussi constamment que des revues, par exemple de vulgarisation scientifique ne présentent que les travaux de recherche français alors que les auteurs de ces présentations synthétiques et vulgarisées savent parfaitement que des travaux d’aussi bonne valeur sont effectués dans les autres pays francophones. Une telle attitude ethnocentrique française passe de plus en plus mal dans les autres pays francophones ; elle crée des blessures et des frustrations de plus en plus explicites et affirmées et dessert surtout fortement la nécessité d’une lutte commune pour la francophonie. Sans changement rapide en la matière, ces frustrations vont s’ajouter à celles des chercheurs et écrivains des pays géographiquement éloignés et qui ne veulent plus entendre parler de défense commune du français ni même de francophonie.
Retour aux diversités. En Suisse nous parlons d’Unité dans la Diversité, à propos de nos nombreuses diversités : politiques, culturelles, linguistiques, religieuses, régionales, cantonales, etc. Cela signifie que les diversités ne sont pas perçues comme des menaces pour l’unité, mais que toute diversité vient renforcer et enrichir l’unité. Nous pensons que plus on encourage et aide les diversités à se développer plus l’unité sera forte, car une diversité qui se sent appréciée et encouragée dans sa singularité par l’ensemble ne peut qu’enrichir cette unité, et non la menacer. Certaines nations ont longtemps considéré leur diversité interne, régionale, linguistique, culturelle, etc., comme autant de menaces, comme des diversités à réduire et à combattre (pensons à la lutte contre les langues régionales en France). C’est d’ailleurs encore souvent le cas aujourd’hui. Là aussi un changement d’attitude s’impose si l’on ne veut pas durcir ces tensions, oppositions et frustrations. Il suffit de penser à la décision récente de la France à propos précisément des langues régionales. En juin 2008, malgré l’avis favorable du gouvernement, les sénateurs ont refusé d’inscrire la reconnaissance des langues régionales dans la Constitution. L’Assemblée nationale avait, elle, décidé à la quasi-unanimité d’ajouter au premier article de la Constitution une phrase stipulant que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la Nation ». Mais l’Académie française, dans une démarche extrêmement rare, a critiqué la reconnaissance des langues régionales qui porte selon elle « atteinte à l’identité nationale » et a obtenu le retrait de l’article. Cet exemple illustre on ne peut mieux l’ethnocentrisme du Centre. On se souvient de l’époque où les langues régionales étaient pourchassées et éradiquées de la manière la plus brutale et à l’aide de pratiques odieuses. Rappelons celle du senhal en Occitanie: l’élève surpris en train de parler occitan à l’école devait porter un sabot-senhal – et le seul moyen de s’en débarrasser était de surprendre un autre élève en train de parler occitan : on apprenait le français, le seul « bon et prestigieux », tout en apprenant simultanément la délation. On comprend qu’avec des attitudes comme celle de l’Académie française et du Sénat on ne va pas dans le sens proposé ici : reconnaître et valoriser l’ensemble des variétés de la langue française afin de rendre plus forte la position du français en général. La décision négative susmentionnée accentue, au contraire les divisions internes. On imagine les rancoeurs et frustrations chez les sujets parlants des langues régionales ; cela affaiblit bien sûr aussi la nécessaire mobilisation générale en vue du passage de la défensive à l’offensive en matière de politique de la langue française. Faut-il rappeler que les sujets parlants des différentes langues régionales de France parlent bien sûr aussi le français tel que le conçoit le Centre ? Ils sont en réalité bilingues ; au moins bilingues puisque ceux qui connaissent une deuxième langue en apprennent souvent d’autres encore. Ils sont ainsi mieux armés pour affronter le fait de la mondialisation et des échanges internationaux systématiques que les monolingues. Le local et le régional seraient-ils davantage en adéquation avec les nouvelles réalités internationales qu’un Centre devenu autiste, incapable de se remettre en cause et de s’adapter aux profonds changements en cours depuis plusieurs décennies déjà ? Nouveau paradoxe : le Centre, sans s’en rendre compte, revêtirait-il des aspects périphériques, pendant que la périphérie cherche tout simplement à devenir une variété parmi d’autres, actualisant le fait que ce sont les variétés qui deviennent progressivement la réalité première, chaque variété ayant sa place dans un concert général où l’ensemble n’est rien sans ses parties et où chaque partie prend, suivant le moment et la situation, une place plus ou moins importante. Un Centre capable de se décentrer se rend compte que les diversités ne sont pas seulement différentes par rapport à lui mais que lui-même est différent d’elles et qu’il n’est plus la seule référence pour les autres différences ; qu’il est une différence parmi d’autres différences et qu’il est de plus en plus perçu ainsi par les autres variétés et différences. Il ne peut plus simplement situer les autres par rapport à lui, ni se contenter de juger les autres en fonction de ses critères à lui, même s’il peut rester plus important, numériquement ou financièrement ; le fait d’être plus important ne justifie plus des relations à sens unique, une politique d’imposition. Cette dernière logique n’est tout simplement plus d’actualité et elle est sans doute la cause de beaucoup de conflits et cercles vicieux politiques. Ce changement est si profond qu’il doit se faire dans les têtes, précisément au niveau cognitif et non de manière purement théorique ou abstraite. D’où le terme de révolution sociocognitive, soit un changement mental qui doit lui-même entraîner des changements sociaux et politiques majeurs dans les rapports entre les anciens centres et les multiples variétés, variétés qui, elles, affirment et expriment avec force leurs différences plutôt que de les cacher, voire d’en avoir honte. C’est le même changement profond qui est en cours dans le domaine des rapports entre majorités et minorités. Le fait d’avoir été oppressé, méprisé, minorisé peut entraîner des réactions virulentes lorsque un tel renversement de logique et de perception a lieu. C’est dans ces situations que le Centre doit faire preuve d’intelligence politique, plutôt que d’aggraver les tensions par des attitudes ethnocentriques dépassées et inadéquates, et des réactions de peur et d’affolement. Il s’agit de comprendre la profondeur des changements en cours et leur signification : comprendre que des minorités qui s’affirment et veulent exister en tant que telles ne constituent pas nécessairement une menace mais peuvent même renforcer l’unité. Un « ancien » Centre qui arrive à comprendre cela et à l’appliquer dans la pratique ne peut que produire une unité plus forte et riche mais différente de l’ancien ensemble. En termes politiques, une telle nouvelle réalité correspond tout simplement à ce que l’on connaît depuis longtemps sous le terme de fédéralisme.
Venant de Suisse et ayant longuement analysé le fonctionnement de ce système politique, je vais essayer de montrer que la philosophie politique qui est à la base de la démocratie directe et du fédéralisme pourrait, sous certains aspects, constituer l’une des bases sur laquelle la francophonie peut prendre appui afin d’avancer de manière plus offensive et productive. Le système politique de la démocratie directe et du fédéralisme a, par ex, permis à la Suisse de trouver une solution à un problème qui a directement à voir avec la problématique de la francophonie (la francophonie est un problème beaucoup plus ancien que ne le pensent certains intellectuels français qui le découvrent tout subitement en pensant, en plus, être les premiers à s’en occuper sérieusement). Il s’agit du cas du Jura francophone, aujourd’hui nouveau canton suisse et autrefois minorité francophone à l’intérieur d’un canton germanophone près de dix fois plus peuplé. Jusqu’en 1978, date de l’indépendance du Jura et de la création du nouveau canton du Jura, la population francophone du Jura était minoritaire et constamment minorisée, et cela sous de multiples aspects : linguistiquement d’abord, puisqu’on y parle français alors que le canton de Berne largement majoritaire est germanophone. Le Jura était aussi minoritaire politiquement car lors des votations populaires et des élections il était constamment minorisé, notamment parce que des communautés linguistiques différentes se différencient souvent aussi par leur culture, mentalité, façon de vivre, etc. Le Jura est catholique, les Bernois protestants ; il était périphérique et moins développé économiquement, marginalisé tant géographiquement que du point de vue des infrastructures routières, etc. Cette situation n’était plus supportable pour une grande partie de la population jurassienne et un mouvement séparatiste est né et a lutté pendant plusieurs décennies pour obtenir son indépendance, à savoir la possibilité de devenir autonome en créant un nouveau canton à l’intérieur de la Suisse fédéraliste. Cette lutte a connu des phases très dures, violentes, avec même une occupation militaire des forces fédérales. Sans faire l’histoire de ce mouvement autonomisme, ce qui nous intéresse ici c’est que ce mouvement n’a pas débouché sur le terrorisme (même s’il y a eu quelques actions politiques éparses qui s’en sont rapprochées). Si cela a été possible, c’est précisément à cause du fédéralisme et de la démocratie directe. Le Jura représentait une diversité culturelle suisse parmi d’autres et, au nom du fédéralisme, revendiquer un nouveau canton pour obtenir l’indépendance, l’autonomie, était parfaitement en accord avec le système politique suisse. Ensuite, cette autonomie n’a pas été proclamée unilatéralement mais a été le résultat de tout un ensemble de votations populaires (référendums), unité politique par unité politique (districts et communes).La création du canton du Jura a véritablement été le résultat de multiples volontés populaires dûment consultées.
Un autre exemple suisse peut illustrer cette façon de concevoir les rapports politiques autrement. Il s’agit de la langue la plus minoritaire du pays, à savoir le romanche (parlé notamment dans le canton des Grisons). Cette langue qui n’est parlée plus que par 30.000 à 50.000 personnes, selon le point de vue, est sérieusement menacée de disparition. Or, toute la population suisse s’est mobilisée en faveur de cette langue et l’a soutenue à plus de 80% en votation populaire, ainsi que le renforcement de son statut en la faisant notamment passer du statut de langue nationale à celui de langue officielle, pour ce qui est des rapports entre les Romanches et la Confédération helvétique. D’autres mesures en sa faveur ont reçu le même soutien. Il s’agit bien d’une attitude radicalement différente de celle qui refuse une reconnaissance constitutionnelle aux langues régionales et qui a bien sûr aussi un résultat totalement opposé : un renforcement supplémentaire de l’unité nationale par la reconnaissance, la considération et le soutien à la plus petite minorité linguistique, et une confiance accrue de cette dernière à la fois en elle-même et dans le pays qui croit en elle. En démocratie on ne gouverne pas par décrets centraux mais en associant et en consultant systématiquement les acteurs concernés. Le résultat final de ces multiples consultations populaires et innombrables discussions et débats publics généralisés est celui qui sort majoritairement des urnes.
Ces exemples montrent concrètement, que dans un système fédéraliste toutes les diversités et minorités comptent, ont leur importance, sont reconnues et valorisées au nom même de leurs spécificités et particularités, même si ces minorités doivent parfois se battre durement pour arriver à un tel stade final. Ce stade est bel et bien atteignable et représente un élément constitutif d’un tel système politique, ce qui n’est pas le cas dans un système politique constitué d’un Centre et de multiples périphéries dépendantes de relations unilatérales et inégalitaires. Point important : avec les profonds changements en cours dans les rapports entre majorité, minorités et diversités, le système fédéraliste, considéré parfois comme dépassé, redevient d’actualité et semble même offrir la possibilité de résoudre des problèmes qui semblent insolubles, et qui débouchent si facilement sur des violences meurtrières, voire des guerres civiles.
Le fait que de plus en plus de diversités et de minorités de toutes sortes entrent dans une phase d’affirmation et de revendication intransigeante et insistante, ne représente pas nécessairement un danger mais peut même, au grand dam des esprits centralisateurs, autistes et sourds aux revendications particularistes, trouver des solutions pacifiques et enrichissantes. Une telle manière de penser et de concevoir la politique peut faire en sorte que les diversités et les minorités deviennent complémentaires et non contradictoires. Le défi : passer d’un mode de pensée binaire, manichéen, dichotomique à des formes de pensées plus complexes, ouvertes et décentrées, et multidimensionnelles. Cela suppose aussi que l’on considère les individus, les groupes et les communautés selon les critères d’une citoyenneté active, à savoir des citoyens majeurs, capables de s’affirmer, de se déterminer, voire de s’autodéterminer, même à l’intérieur d’ensembles plus vastes, et dont ils dépendent selon d’autres modalités, voulues et acceptées ; selon des liens de dépendance réciproque librement consentis en quelque sorte. C’est ce que les Jurassiens ont réussi et concrétisé en créant un nouveau canton autonome à l’intérieur du système politique fédéraliste suisse et cela au moyen d’une participation politique particulièrement intense, massive, constante et permanente, comme le permet la démocratie. Cette dernière semble, elle aussi, être de nouveau d’une actualité certaine, tant elle est souhaitée de manière générale et encore plus dans le cadre de régimes politiques qui limitent au maximum les possibilités de participation de la base, et qui vont jusqu’à la craindre. Ces craintes ne sont pourtant plus d’actualité à une époque dite de montée des profanes, citoyens certes profanes mais de plus en plus informés, instruits et compétents, désireux de ne plus subir passivement, mais voulant participer de plus en plus activement et personnellement à l’élaboration de leur propre destin.
Plus généralement, la question qui revient le plus souvent lorsqu’on me demande de présenter le système politique suisse à l’étranger est la suivante : « pourquoi ne vous entretuez-vous pas avec toutes ces diversités culturelles, linguistiques, ethniques, régionales, de mentalité, de religion, etc. » ? Comme on vient de le montrer, la démocratie directe et le fédéralisme en sont les facteurs explicatifs principaux. A quoi on peut ajouter la subsidiarité, à savoir qu’un problème qui peut être traité à un niveau institutionnel inférieur ne doit pas être traité par un niveau supérieur. Par exemple, si un canton peut résoudre un problème, le gouvernement central ne doit pas intervenir et laisser le problème se régler à ce niveau. On se trouve une nouvelle fois à l’opposé d’un gouvernement central qui gouverne par décrets et impose ses décisions à l’ensemble d’un pays.
Une autre composante de la personnalité politique de base suisse, et qui pourrait être utile plus largement, est la recherche du « consensus ». Il n’existe jamais de consensus préétabli mais toujours un système de négociation avec consultation de tous les acteurs concernés par un problème donné, et le consensus, relatif, n’est que l’étape finale de ce long processus de consultation généralisée au cours duquel chaque acteur accepte, si nécessaire, de faire certaines concessions afin d’arriver à un résultat malgré tout acceptable pour le plus grand nombre. Cela prend bien sûr du temps, trop de temps pour les esprits technocratiques pressés, mais a comme avantage de trouver des solutions et d’éviter des blocages destructeurs qui empêchent précisément d’avancer et d’appliquer les décisions. L’ensemble de cette façon de faire relève d’une attitude politique encore plus fondamentale et qui peut être définie comme étant le pragmatisme, attitude qui est à l’opposé total, cette fois, de l’intransigeance idéologique, cadre dans lequel les acteurs en présence sont tellement attachés à leur idéologie qu’ils ont beaucoup de peine à faire des concessions, à vouloir négocier, à être précisément pragmatiques, afin d’arriver à une solution, à la solution la moins mauvaise possible pour tous. Le pragmatisme est orienté fondamentalement vers la recherche de solutions ; c’est cela son esprit général et qui le guide en permanence, et non le fait de vouloir avoir raison idéologiquement, quitte à ne pas trouver de solution, voire à faire la grève avant même de commencer à discuter avec les acteurs concernés, quitte à s’attirer l’hostilité de parties importantes de la population. Ce sont bien deux attitudes politiques de base diamétralement opposées. On peut se demander si le pragmatisme ne pourrait pas parfois, permettre de trouver des solutions bien au-delà du cas particulier de la Suisse, notamment là où, par principe, un acteur, par exemple le fameux Centre, ne peut admettre d’autres solutions que la sienne et qu’il considère comme étant par définition la seule bonne et la meilleure pour tous les autres acteurs. Avec ce dernier type d’attitude, le problème est que la base de la population accepte de plus en plus mal ce type de système de décision. La francophonie pourrait elle aussi en tirer certaines conséquences. Les EVIDENCES sont de moins en moins acceptées comme telles et sont remplacées par le fait que tout doit pouvoir être discuté par tous.
On retrouve sous un autre aspect le phénomène de la montée des profanes et de l’extension de la société civile, et, plus généralement encore, certaines valeurs comme le respect de tous les individus, des libertés, des droits et de la dignité des êtres humains, de la protection des minorités, du renforcement de la démocratie et de ses institutions. Cela suppose ici aussi un décentrement cognitif et politique, une ouverture et un intérêt réel, et non feint, pour les autres points de vue, soit une attitude de tolérance, de respect de toute forme de diversité, de la diversité des autres idées aussi, et sans doute pas mal de bon sens, bon sens qui s’oppose, lui aussi, au fanatisme et à l’intransigeance idéologique. Prendre acte de ces changements en profondeur et de la nécessité d’en tenir compte pour faire avancer certaines causes et problèmes politiques pourrait également être utile à la francophonie.
La nécessité d’un approfondissement de la démocratie ne doit pas non plus être que théorique, évoquée uniquement pour avoir l’air d’être en osmose avec l’air du temps, ou encore une concession purement rhétorique de la part de ceux qui en réalité n’y croient guère. De telles attitudes existent encore bel et bien et l’on doit s’interroger très sérieusement sur un regain surprenant mais bien réel de critiques, même fondamentales, de la démocratie, notamment chez certains intellectuels français. Ces derniers temps paraissent en effet un grand nombre de livres et d’articles de presse qui s’interrogent sur la démocratie et dont certains ne cachent pas leur hostilité, voire un mépris certain envers elle. Ces critiques viennent surtout de France. Ainsi, même un Claude Allègre, ancien ministre socialiste de l’Education nationale française écrit ceci : « en Occident, la démocratie serait devenue le seul critère pour apprécier un pays étranger ». Il ajoute : » n’y a-t-il pas d’autres valeurs morales qui transcendent celle de démocratie ? Je veux parler de la liberté de penser, d’écrire, de voyager, d’entreprendre, de la justice, qu’il s’agisse de la justice vis-à-vis des lois ou de la justice sociale, je veux parler aussi de l’égalité des chances devant la vie, de la solidarité, de la solidarité de groupe et entre les générations et plus prosaïquement du droit à la vie, à se nourrir, à se vêtir, à se loger dignement.
Est-ce que ces droits de la personne humaine sont inclus dans le concept de démocratie à l’occidentale ? La réponse est évidemment non « . (Le Point, 31 janvier 2008). On croit rêver. La démocratie « à l’occidentale » exclut-elle vraiment ces différents droits ? Ahurissant. La démocratie irrite en effet nombre de politiques et d’intellectuels, sans doute gênés par un système politique dans lequel ils ne sont plus les seuls à pouvoir s’exprimer, tant ils s’estiment être les seuls omniscients et omnicompétents. De tels propos révèlent un profond mépris pour les citoyens ordinaires et une image de la politique technocratique, énarchique, exclusive et non participative. Or c’est cette image qui a contribué à créer le fameux fossé entre classe dirigeante et base de la population, ainsi que les fameuses réactions vindicatives envers l’élite. Propos particuliers et uniques direz-vous ? Pas du tout. Bien des intellectuels vont dans le même sens : Régis Debray a depuis longtemps opposé la « médiocrité » de la démocratie à la République. Quelques citations précises sont nécessaires car il faut le lire pour le croire : « La république, c’est la liberté, plus la raison. L’Etat de droit, plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La démocratie, dirons-nous, c’est ce qui reste d’une république quand on éteint les Lumières »… « Opposer la république à la démocratie, c’est la tuer. Et réduire la république à la démocratie, qui porte en elle l’anéantissement de la chose publique, c’est aussi la tuer… Les meilleurs en république vont au prétoire et au forum ; les meilleurs en démocratie font des affaires… Une république d’illettrés est un cercle carré…Une démocratie où la moitié de la population serait analphabète n’est nullement impensable … La république aime l’école (et l’honore) ; la démocratie la redoute (et la néglige)… » (Le Nouvel Observateur, 360 nov.- 6 déc. 1989). Un professeur de philosophe politique, (P.-H. Tavoillot, l’Express, 10/01/2008) : « la préoccupation de nos présidents (français) serait : comment être grand dans la médiocrité démocratique ». De la démocratie on glisse à la démocratie d’opinion. Alain Duhamel : « il faut tout de même admettre le risque permanent de dérapage, d’illusions, d’aveuglement, de manipulation propres à la démocratie d’opinion », etc. D’autres philosophes français, nouvellement en vogue, font carrément carrière en abhorrant la démocratie, bientôt coupable de tous les maux comme dans les années 1930. Et avec un succès certain sans doute auprès de ceux qui n’arrivent pas à faire le deuil du communisme et en prétendant encore et toujours que le « vrai communisme » c’est autre chose.
Il s’agit bien d’un vrai courant de pensée auquel il faut répondre. A nous d’expliciter ce qu’est la démocratie, et de montrer où est le vrai aveuglement et quels ont été les ravages de tels aveuglements dans l’histoire. De tels propos sont tout simplement ahurissants, pour ne pas dire scandaleux. Et ce n’est en tout cas pas avec une telle conception que l’on va faire avancer la francophonie en mobilisant et rassemblant très largement les multiples variétés francophones de par le monde. C’est à coup sûr encourager le rejet du Centre, de son mépris et de son incapacité à se décentrer et de tenter de prendre acte des grandes transformations et mutations politiques et mentales qui affectent l’ensemble de nos sociétés. La politique, les rapports politiques et l’ensemble des sensibilités politiques ne sont plus les mêmes ; ils ont souvent changé plus rapidement que les politiciens euxmêmes. Mais il est aujourd’hui parfaitement possible de continuer à gouverner, à condition de tenir compte de ces profonds changements ; à condition de consulter les citoyens, d’en tenir compte, de les faire participer réellement et systématiquement. Les réflexes d’exclusivité et d’exclusion de certains pouvoirs rigides et intransigeants deviennent de véritables dangers. Consulter, faire participer, communiquer et pas seulement informer, doivent devenir des pratiques courantes, en même temps qu’elles peuvent tenir lieu de sas de décompression politique face à toutes les frustrations et révoltes, ouvertes ou rentrées, contre les Centres autistes. Plus que le degré de participation, c’est l’état d’esprit général qu’elle induit qui compte ; bref, un climat autre que celui du mépris et de l’exclusion et que ressentent un nombre de plus en plus importants de groupes et de citoyens « périphériques ». Etre démocrate aujourd’hui c’est croire, malgré tout, en la capacité et en la force de la discussion et de l’argumentation généralisées pour répondre aux problèmes les plus brûlants et urgents de nos sociétés, et dont fait partie la défense de la langue française.
La délibération publique généralisée doit remplacer les Dogmes et les Evidences, que ces évidences soient politiques, idéologiques, religieuses, culturelles, linguistiques ou autres encore. Discuter, débattre, confronter plus ; mépriser, dénigrer et haïr moins. C’est tout un programme .La francophonie peut aussi en bénéficier.
Si la francophonie tient compte de ces profondes mutations sociales et politiques en cours, alors que bien des acteurs et régimes politiques n’en n’ont pas encore pleinement pris acte, elle avancera sans aucun doute plus rapidement et efficacement, et le passage d’une politique défensive à une politique plus offensive, associant tous les acteurs concernés, sera d’autant facilitée. Depuis quelques décennies, les thèmes politiques les plus divers font l’objet de mouvements sociaux et de mobilisations collectives importants : l’écologie, les animaux, la qualité de la vie urbaine, l’égalité des sexes, la pédophilie, la pornographie, la violence, l’insécurité, l’immigration, l’asile, le racisme, etc. Mais les langues, en l’occurrence la langue française, ne sont encore qu’exceptionnellement considérées comme une cause nécessitant un engagement politique majeur et la mobilisation de l’ensemble des populations concernées. Lorsqu’on parle du français, c’est souvent pour déplorer le soin insuffisant dont il fait l’objet. Le souci de la langue ne doit pas être seulement celui d’une élite, considérée souvent comme puriste, voire intégriste.
On le sait, le français n’a plus le même prestige et la même la force d’attraction. On nous regarde même parfois avec condescendance. Il faut absolument prendre acte de cette situation, sans vouloir la cacher ou la minimiser, sinon les choses ne pourront que s’aggraver.D’autre part, qui dit français doit signifier un certain nombre de valeurs à portée universalisante et qui devraient être perçues comme indissociables de cette langue, même si elle n’est pas la seule à les incarner. Cette image devrait être transmise et perçue comme telle au niveau international, chaque fois qu’une occasion d’envergure politique internationale se présente et où que ce soit dans le monde et quel que soit le problème évoqué. Il s’agit d’oeuvrer à une nouvelle aura positive, attrayante au niveau mondial, et d’éviter ainsi de laisser s’installer l’image d’une langue déprimée, image qui peut facilement contaminer les gens qui la parlent.
Par exemple, plutôt que de dépenser l’essentiel de nos énergies à la lutte unilatérale, obstinée et exclusive contre l’anglais, on pourrait valoriser à la fois le français et l’anglais, ou d’autres langues, puisque ce sont les monolingues qui vont devenir l’exception. Les scientifiques francophones peuvent parfaitement publier dans des revues prestigieuses anglophones, mais cela n’empêche pas de mettre à disposition simultanément une version française. Il faut passer d’une logique dichotomique et manichéenne du ou bien ou bien à celle, ouverte, plus riche et complexe, du à la fois. La France a raison de se plaindre de devoir payer le 80% du budget de la francophonie mais elle doit alors simultanément et avec force mieux accepter et valoriser les variantes « périphériques », afin que ces diversités et minorités viennent renforcer la nécessaire unité d’ensemble et sa position internationale. Il convient de passer au stade des actes forts, visibles, spectaculaires. Interdire les langues régionales n’en est donc pas la meilleure illustration.
Autre exemple : tout un chacun sait que la question linguistique belge est complexe, mais c’est aussi un exemple où le français est en difficulté et a perdu des positions importantes. La réponse à une telle situation ne devrait pas se réduire à adopter une attitude purement défensive et à diaboliser la langue concurrente du flamand. Une autocritique profonde et une attitude générale positive, créative et dynamique, un modèle à présenter à l’autre camp politique, pourrait prendre la place d’une attitude simplement défensive et/ou purement agressive. Ici aussi on devrait pouvoir associer davantage le français à l’initiative, au dynamisme, à la positivité et à l’action, au point de devenir une référence. Réussir à faire voir cette diversité belge aussi en termes de complémentarités plutôt que de contradictions. Cultiver et valoriser le français tout en ne rejetant pas le flamand, voire en l’apprenant (la réciproque en serait certainement facilitée). Même en Belgique l’avenir est aux bilingues, et un plurilinguisme conséquent, avec le changement de vision du monde et la révolution cognitive qu’il suppose, ne devrait pas exclure la langue du voisin, même du plus proche et parfois encore détesté. Je sais bien sûr que c’est là pour beaucoup de francophones belges, pure folie ou méconnaissance. Et pourtant, si c’était le français qui jouait un rôle initiateur et phare dans un tel changement de vision du monde, ici dans les rapports entre communautés linguistiques et culturelles différentes, radicalement opposés en l’occurrence, cela aurait un retentissement immensément positif sur l’image de la langue française, sur ses potentialités, son surprenant pouvoir, et cela au moment même où cette langue perd un peu de sa superbe ? Ne dit-on pas qu’impossible n’est pas français ? Avec le cas belge, il y aurait une belle occasion de le montrer, avec tous les aspects spectaculaires et les répercussions internationales, médiatiques et autres qu’aurait le fait de prendre l’initiative d’une telle tentative vraiment audacieuse. Le regard général, pas seulement des caméras, doit être amené à se braquer avec surprise et enthousiasme sur les potentialités renouvelées de la langue française. C’est donc par des actes forts, pertinents et significatifs, face aux grands défis de notre époque, que doit se distinguer la langue française, ou, à défaut d’en avoir pris l’initiative, d’y être au moins suffisamment associée pour que l’impact rejaillisse aussi sur elle.
En Suisse, un cas semblable mais nettement moins conflictuel se présente dans les rapports entre le grand majoritaire alémanique et le plus important minoritaire, soit les francophones (les deux autres minoritaires étant les italophones et les romanches). Jusqu’à il y a peu un phénomène assez rare se présentait : les germanophobes, pourtant largement majoritaires, apprenaient plus volontiers le français que les minoritaires francophones n’apprenaient l’allemand. Le français ayant actuellement moins de prestige mais aussi au nom de la logique de la réciprocité de plus en plus répandue, les germanophones s’attendent à ce que les francophones fassent aussi des efforts pour apprendre plus volontiers l’allemand. Pour répondre à cette nouvelle logique de la réciprocité, les francophones doivent en effet être proactifs, en devenant, eux aussi, davantage plurilingues, et contribuer ainsi et en plus à renforcer l’unité générale. A situation différente, relation différente. Et surtout activité redoublée, même si cela est moins confortable que d’avoir été unilatéralement la langue de référence, jusque et y compris pour un majoritaire. Nulle part les domaines ne manquent où le français et la francophonie doivent passer systématiquement à l’offensive.
Prenons un autre exemple, celui du refus du peuple français de la Constitution européenne le 29 mai 2005. En très bref, un tel vote ne doit pas nécessairement être considéré comme une attitude anti-européenne de la part de la France, mais bien plus comme un refus d’une politique procédant par diktats et décrets, et que le peuple n’a plus qu’à accepter passivement, tant les décisions politiques des élites sont nécessairement bonnes en soi et donc aussi pour le peuple. En réalité, on peut aussi retrouver dans un tel vote la volonté de plus en plus affirmée des citoyens de participer activement au processus politique, d’être consultés, de pouvoir discuter des problèmes qui concernent tout un chacun, plutôt que d’être gouvernés par décrets. Contrairement à ce que peuvent penser certaines élites énarchiques, les gens sont de plus en plus éduqués, informés et compétents et refusent d’être considérés comme des imbéciles culturels, taillables, corvéables et gouvernables à merci. Il faut y voir un grondement de la base : c’est une autre illustration de la fameuse montée des profanes. En bref, ce vote négatif a sa positivité : il illustre, outre le phénomène profond d’une volonté de participation civique et politique de plus en plus en marquée, un regain d’importance et d’intérêt pour la démocratie et le fédéralisme, par opposition à des systèmes politiques centralisés qui procèdent par imposition des décisions à la base. Cette dernière époque est terminée et l’Europe doit le comprendre plutôt que de demander à tel ou tel pays de revoter lorsqu’elle considère que certains ont « mal voté ».
L’Europe sera fédéraliste ou ne sera pas, c’est ce qui semble de plus en plus évident, même s’il faut aussi des sous-ensembles de pays qui avancent plus vite que d’autres. Mais il serait faux de penser qu’une attitude plus fédéraliste empêchera une grande Europe de se construire, de se construire progressivement. On ne peut effacer en quelques années des siècles d’histoires différentes. Même pour l’Europe on pourra obtenir ainsi une vraie unité, la fameuse unité dans la diversité, et dans laquelle les diversités et les périphéries ne constitueront plus des forces centrifuges mais rendront, ici aussi, l’unité d’autant plus forte et solide, puisque cette unité sera atteinte avec l’accord et le soutien actif de toutes les diversités européennes, diversités considérées elles aussi comme telles et non plus comme de simple forces d’appoint.
A propos de ce vote négatif, il est à noter que c’est donc un pays de langue française et qui plus est considéré comme particulièrement centralisé et anti-fédéraliste, qui a, paradoxalement, incarné deux traits parmi les plus profonds des changements sociopolitiques en cours : une volonté de participation généralisée à la politique et l’exigence du respect des différences et des diversités. Et cela a été réalisée « en langue française ». Le français a été le témoin et l’acteur d’une positivité sous une apparente négativité. Une attitude à faire connaître à médiatiser, sous cet angle d’interprétation-là, et à l’avantage du français ! A mes lecteurs intéressés, il revient de relever les nombreuses autres potentialités de la langue française en lien avec les grands défis mondiaux auxquels nous sommes tous confrontés.
Le français représente encore un immense espoir pour de nombreuses populations : des milliers d’enseignants dispensent des cours dans plusieurs continents, un énorme travail d’alphabétisation, d’éducation, d’information et de communication se fait en français. Des valeurs comme le pluralisme, la diversité, la démocratie, la participation, la liberté en général et de la presse en particulier, etc., doivent lui rester attachées. Il faut un engagement total, constant et de tous, et des moyens financiers dignes des causes vitales. Nos contributions financières sont ridicules comparées aux milliers de centres de langue que créent partout dans le monde certaines nouvelles grandes puissances qui, elles, ont compris le rôle capital de la langue, en elle-même et comme levier général particulièrement puissant. A quand le grand réveil, la grande mobilisation de la francophonie, au profit à la fois de la langue française, de toutes les valeurs traditionnelles qui lui sont rattachées ainsi que des nouvelles valeurs en cours d’émergence qu’elle peut investir et contribuer à prôner de manière marquante et significative.
La langue française en elle-même doit certainement être le point nodal de l’engagement et de la mobilisation générale de la francophonie, mais cette promotion n’empêche pas sa présence systématique, constante et voyante au niveau international, notamment lorsque sont traités à un haut niveau et de manière largement médiatisée des sujets touchant aux thèmes et valeurs qui vont de pair avec la vision du monde qu’incarne et symbolise pour les francophones leur langue. Nous devons pouvoir montrer concrètement et le plus souvent possible que ces valeurs sont réellement consubstantielles à notre langue. Dans ce sens, nous nous distinguons nettement de certains esprits français, périodiquement exaltés, qui découvrent subitement que leur langue devient un thème d’intérêt public majeur et un objet de mobilisation politique internationale mais qui affirment bruyamment que cette lutte pour la langue ne doit pas se disperser en étant présente à propos d’autres thèmes politiques majeurs. C’est précisément ne pas comprendre tout ce qui va de pair avec une langue et que c’est par la langue que l’on lutte, certes pour elle, mais aussi pour tous les autres thèmes. L’image d’une langue résulte de l’ensemble des activités qui sont développées au moyen de cette langue, et cela concrètement, quotidiennement, visiblement et internationalement.
A côté du travail très considérable qui est fait au niveau international dans le domaine du français au niveau proprement linguistique, éducatif, culturel, scolaire, de l’alphabétisation, de la formation de très nombreux maîtres, etc., obtenir un impact médiatico-politique plus général et mondial est tout aussi important, comme l’ont très bien compris d’autres langues, l’anglais en premier, bien sûr, mais aussi les autres nouvelles langues émergentes : chinoise, russe, arabe, indienne, etc. Personne ne devrait être surpris si le français réussit à être systématiquement associé et présent dans la promotion internationale de la liberté, des droits de l’homme, de la paix, de l’éducation, de la solidarité, de la coopération, du développement, du développement durable, etc. Et vouloir être associé à une telle vision du monde et à de telles valeurs ne signifie pas que le monde de la francophonie n’a pas à évoluer lui-même et à changer profondément, notamment en incorporant les profonds changements intervenus dans le domaine des rapports entre unité et diversité, dans la conception même de ce que sont et veulent être aujourd’hui les diversités, les minorités, l’altérité, ou encore dans le passage nécessaire du monolinguisme au plurilinguisme, dans le fait que la pratique complémentaire d’une autre langue, même celle d’un voisin peu apprécié, sert parfois mieux sa propre langue que la défense exclusive, autiste et bornée de cette dernière. Une attitude politique générale ouverte, décentrée, initiatrice, dynamique et offensive a toujours des effets et des valeurs ajoutés inattendus. C’est cette dynamique-là que doivent développer et accentuer davantage ceux qui parlent le français et la francophone. Il s’agit même d’en devenir exemplaire, aux yeux des autres notamment.