Madame Anne de TINGUY, Professeur des universités, Institut national des langues et civilisations orientales (Langues’O) et Sciences po, CERI (Centre d’Etudes et de Recherches internationales) avec la participation de Philippe de SUREMAIN, ancien Ambassadeur.
Introduction à la communication d’Anne de Tinguy par Philippe de Suremain
Que le Président Poutine ait déclaré devant la Douma en 2004 que la chute de l’URSS avait été la plus grande catastrophe du XXème siècle avait laissé perplexe. Où allait la Russie après le règne confus et mal vécu de Eltsine et la reprise en main par son successeur ?
1) La politique extérieure russe semblait dictée par une double préoccupation : la nostalgie du statut perdu de grande puissance et l’obsession récurrente de la modernisation.
D’où une diplomatie paradoxale dont on voyait mal la stratégie à long terme, répondant à une conception héritée du XIXème siècle de l’équilibre européen, un peu à somme nulle, dicté par un rapport des forces plutôt que par le « soft power ».
Priorité a été donnée au rétablissement de l’autorité de l’Etat, et donc de l’ordre par « la dictature de la loi », raccourcis vers la modernité, dont Moscou ne se faisait pas une idée bien claire. Imposer la verticale du pouvoir plutôt qu’une démocratie à l’occidentale jugée prématurée. Or c’est l’Etat qui est en crise, on l’a vu cet été incapable de faire face à une catastrophe naturelle, les incendies, qui aurait pu être d’une autre nature. La relance d’un pays aussi riche en talents et en ressources, quels que soient ses handicaps, suppose une société dynamique capable d’innovation.
Jusque là atone, la politique extérieure est redevenue active mais contradictoire :
– elle vise à assurer à la Russie sur sa périphérie une zone d’intérêts privilégiés, c’est-à-dire exclusifs. D’où une politique révisionniste au niveau régional, comme on l’a constaté en 2008 en Géorgie et cet été en Ukraine avec des succès dont on verra s’ils sont durables, plus prudente en Belarus et surtout en Asie Centrale où la crise Kirghize a mis le Kremlin dans l’embarras. L’instrument de cette politique : l’énergie, qu’il s’agisse des hydrocarbures ou du nucléaire, dont l’efficacité varie avec les cours du pétrole et la conjoncture économique mondiale ;
– au niveau global, Moscou s’en est tenu au maintien du statu quo, plus soucieux de préserver la suprématie du Conseil de Sécurité et donc de son statut de grande puissance que de jouer sa partie dans les affaires du monde.
2) Cette présentation, déjà trop schématique, n’est plus valable. On constate un dynamisme nouveau de la diplomatie russe, parfois là où on l’attendait le moins. La politique extérieure fait débat entre les élites à Moscou. On s’interroge sur la place et l’avenir de la Russie dans un monde qui devient multipolaires, comme elle le revendiquait, mais autrement qu’elle le prévoyait. Obama puis la crise ont remis en cause bien des certitudes. Le repli sur soi n’est pas la solution.
La politique russe, jusque là surtout mercantile, semble marquée par un sens aigu du pragmatisme, plus soucieuse des opportunités qui se présentent. En parallèle à la spectaculaire percée en Ukraine s’affiche une volonté de réconciliation avec la Pologne qui peut changer la donne en Europe centrale. Avec la Turquie, une relation très active qui sans doute a ses limites mais s’adapte à la montée en puissance de ce partenaire. Au sud Caucase, un jeu d’équilibre habilement conduit pour le moment. L’Iran apparaît comme une variable d’ajustement de la diplomatie russe qui s’interroge aussi sur un voisin aussi problématique. Un regain d’intérêt pour l’Afghanistan et le Pakistan dont l’instabilité l’inquiète. Et surtout une forte interrogation sur la Chine dont le dynamisme fascine mais inquiète.
La Russie a-t-elle sa place au sein des puissances émergentes, ou n’a-t-elle pas intérêt à renouer avec l’Europe, la référence obligée, pour refaire surface avec elle ? L’effacement du leadership américain fait question. Qu’elle le veuille ou non, la Russie est de retour. Mais elle reste une énigme.