Monsieur Antoine BASBOUS, directeur de l’Observatoire des pays arabes.
(Le texte de cette conférence a été actualisé au 20 septembre 2011)
L’année 2011 est l’anus horribilis des dictateurs arabes et un rendez-vous avec l’espoir pour des peuples qui aspirent à un avenir meilleur par l’éclosion de véritables démocraties et l’avènement de l’Etat de droit. Dépassée dans un premier temps, à l’instar de la plupart des puissances occidentales qui n’avaient pas senti le vent du changement se lever sur les pays arabes, la France a su reprendre l’initiative dans le conflit libyen, affichant des initiatives qui ont surpris plus d’un observatoire. Ce nouvel activisme est le résultat de réflexions touchant à des problématiques politique (entrée dans une année électorale), économique (Paris espère placer ses « champions » pour la reconstruction de la Libye), sécuritaire (contrôle de la transition postrévolutionnaire afin de contrecarrer les projets des mouvances islamistes) et enfin, vraisemblablement humaniste (le pays des « Droits de l’Homme » se doit de combattre la tyrannie, qui plus est lorsqu’elle s’épanouit à ses frontières).
Avec la chute de Kadhafi, nous avons assisté à l’effondrement de la pire des dictatures arabes. En Tunisie et en Egypte, les peuples ont renversé leur tyran avec la complicité active de leurs armées et sans aucune intervention étrangère. En Libye, Kadhafi avait concentré le pouvoir entre ses mains et celles de ses fils en privant le pays de constitution et d’institutions. Aussi, le soulèvement du peuple aurait-il été promptement et sévèrement mâté si les Libyens n’avaient pas appelé la communauté internationale au secours. La Ligue arabe, puis le Conseil de sécurité de l’ONU ont répondu présent.
La France, qui a eu le courage politique de prendre l’initiative, en bombardant, dès le 19 mars, une colonne des forces de Kadhafi qui se dirigeait vers Benghazi pour écraser l’insurrection, ne peut que se réjouir d’avoir remporté son pari et peut désormais s’associer à la joie des Libyens libérés de leur tyran. Sans cette intervention unilatérale, la résolution 1973 (adoptée le 17 mars) aurait pu rester lettre morte car le temps de latence entre la coordination des frappes de l’OTAN et leur mise en œuvre aurait permis aux chars d’écraser Benghazi, rendant leur ciblage difficile, avec un risque accru d’occasionner de dommages collatéraux.
Paris a tout intérêt à ce que son « voisin » de la rive Sud de la Méditerranée accède à la démocratie et à la stabilité, et devienne ainsi un partenaire de premier plan de l’Europe ; d’autant plus que la Libye est le pays d’Afrique le plus riche en pétrole. Elle dispose par ailleurs de près de 200 milliards de dollars de réserves susceptibles d’en faire un véritable « Eldorado » nord-africain, satisfaisant les aspirations légitimes de sa population à la prospérité, et contribuant à en faire un rempart contre le terrorisme et l’immigration clandestine.
Il convient toutefois de garder la tête froide devant cette perspective : la page qui s’ouvre aujourd’hui présente de nombreux défis à relever et reste chargée d’incertitudes ; un pays ne passe pas d’une dictature absolue à un Etat de droit du jour au lendemain. La transition peut s’avérer difficile dans un Etat sans institutions. L’après-Kadhafi pourrait ainsi être marqué par une multiplication de conflits au sein des forces victorieuses : entre les politiques et les militaires du CNT ; entre les partisans de la modernité et les tenants d’un islamisme radical, surtout s’ils comptent collaborer avec AQMI ou Al-Qaïda. S’il est adopté par tous, le pluralisme sera le garant de la stabilité de la future Libye.
Lors d’une visite éclair à Benghazi le 15/09, le Président Sarkozy a assuré au CNT que l’engagement français en Libye se poursuivrait « tant que la paix serait menacée », autrement dit, la France devrait prendre part à la recherche active de Kadhafi ainsi qu’à son futur procès et faire en sorte que le CNT maintienne l’unité du pays. Par ailleurs, Paris a clairement montré son souhait de participer activement à la reconstruction libyenne comme elle veut l’être pour les autres pays postrévolutionnaires. Elle s’est ainsi engagée, dans le cadre du « Partenariat de Deauville », qui réunit les pays du G8, l’Arabie Saoudite, les EAU, le Koweït, la Turquie, le Qatar et neuf institutions financières internationales, à apporter une aide financière à hauteur de 2,7 milliards d’euros aux pays arabes « en transition ».
Mais pendant que ces pays accèdent à une liberté payée au prix fort, d’autres peuples arabes luttent pour arracher la leur. A l’est de la mare nostrum, les Syriens se battent avec acharnement pour renverser la dictature héréditaire des Assad qui fêtera bientôt ses quarante-et-un ans de pouvoir. Là aussi, les institutions sont réduites à leur plus simple expression et le pouvoir confisqué par le clan présidentiel. Ici, le peuple n’appelle pas au secours et les puissances étrangères ne sont pas pressées d’intervenir, étant donnés les enjeux et influences stratégiques qui s’y jouent. Alors qu’elle avait été l’initiatrice du retour en grâce de Damas sur la scène diplomatique en 2007, la France commence toutefois à donner de la voix en plaidant l’embargo européen sur le pétrole syrien et en dénonçant « le scandale » du blocage russe contre une prise de position du Conseil de Sécurité de l’ONU. L’Elysée est d’ailleurs resté pantois lorsque le patriarche maronite libanais Al-Raï a plaidé la cause de Bachar lors d’une visite officielle à Paris, une cause définitivement perdue pour le Quai d’Orsay qui s’active (discrètement) désormais à déboulonner le dictateur.
Dix ans après les attaques du 11 Septembre 2001, les peuples arabes rejoignent les valeurs universelles de liberté et de démocratie. Mais il n’est pas dit que les initiateurs des révolutions en cours – issus d’une génération éduquée, ouverte sur le monde et branchée sur Internet – en soient les premiers bénéficiaires. Les islamistes restent en embuscade et leur poids ne peut être ignoré. Malgré le doute, la communauté internationale se doit de soutenir et d’accompagner les aspirations légitimes des peuples arabes à la démocratie et à l’instauration d’Etats de droit.
La France, du fait de son influence dans le monde arabe, aura inévitablement un rôle à jouer dans l’appui aux évolutions démocratiques de la région, à condition d’afficher une réelle volonté politique et de faire preuve de plus de clairvoyance que par le passé. En effet, bien que Paris ait retrouvé de sa superbe auprès de la « rue arabe » grâce à son soutien actif à la révolution libyenne, d’autres puissances sont déjà entrées dans une phase de séduction des nouveaux régimes arabes. La France, ou plus exactement l’Europe, doit désormais passer à l’offensive sur les plans économique et diplomatique afin de faire face à la concurrence chinoise et russe, sans compter l’émergence d’acteurs régionaux dont l’aura a été décuplée depuis le début du « Printemps arabe », comme le Qatar mais surtout la Turquie.