Monsieur Gabriel de BROGLIE, Chancelier de l’Institut de France.
Il y aurait six mille langues dans le monde, toutes dérivées de la langue parlée par Adam et dispersées par la volonté divine lors de la construction de la Tour de Babel. Il en disparaîtrait une environ chaque mois, cependant que l’une des langues serait en voie de reconstituer à son profit l’unité linguistique de l’espèce humaine.
Dans un autre registre, Chateaubriand nous a laissé sa méditation sur le thème de l’effacement des langues dans un passage fameux : » Que deviendra la langue anglaise ? Des peuplades de l’Orénoque n’existent plus : il n’est resté de leur dialecte qu’une douzaine de mots prononcés sur la cime des arbres par des perroquets devenus libres… Tel sera, tôt ou tard, le sort de nos jargons modernes « .
Ces images approximatives montrent que le mouvement des langues possède encore un caractère mystérieux que la linguistique historique ne fait que décrire a posteriori, mais qu’il est tentant d’explorer en jetant un regard actuel et prospectif et en prenant principalement en considération la langue française.
Plus particulièrement, le concept de développement durable trouve-t-il une application en matière de langue ? La première observation serait d’ordre terminologique. L’expression américaine n’est pas précise. L’équivalent français n’est pas heureux. Mais l’expression est entrée dans l’usage. La Commission générale de terminologie l’a approuvée, l’Académie française l’a consacrée, le gouvernement l’a officialisée.
La question peut donc se poser ainsi : A quelles conditions une langue, la langue française, peut-elle poursuivre son développement ? Plus généralement, y a-t-il des lois qui régissent le mouvement des langues dans le monde ?
Des embryons de réponse peuvent être recherchés dans trois directions que nous emprunterons successivement : en considérant la langue comme un instrument de pouvoir, en considérant l’efficacité d’une langue, et en considérant le rayonnement d’une langue.
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L’histoire enseigne comme une loi très générale que le développement d’une langue est fonction de la puissance politique, militaire, économique du peuple qui la parle. Les grandes langues sont liées au sort des empires.
Sans remonter plus haut, le latin efface l’étrusque et supplante le grec au moment où Rome étend sa domination sur des contrées de plus en plus étendues au-delà du latium. Inversement, le latin décline avec la décadence de l’empire romain, donne naissance aux langues latines et rejoint le grec parmi les langues mortes.
Quelques siècles plus tard, après une compétition assez âpre entre l’espagnol, l’italien et le français, ce dernier l’emporte et s’affirme comme la principale langue en Europe au moment où la France s’impose comme la nation la plus peuplée, le pays le plus centralisé, le royaume le plus riche et le plus prestigieux, l’armée la plus puissante.
Le français classique se construit d’ailleurs, tout au long du XVIIè siècle, comme un instrument à la gloire du roi de France. La fondation de l’Académie française couronne les démarches des grammairiens et des juristes au service du pouvoir royal. La dédicace du premier dictionnaire de l’Académie française en 1694 ne laisse aucun doute à cet égard.
Hors d’Europe, la colonisation a contribué à l’expansion des langues européennes. L’anglais en a bénéficié plus que le français parce que les colonies anglaises ont été des colonies de peuplement transformées en nouvelles Angleterre, tandis que les nouvelles France, qui étaient aussi importantes en Amérique du Nord, ont été balayées par le reflux politique au XVIIIè siècle. Le XIXè siècle a donné à la France un deuxième empire colonial dont les zones coloriées en rose sur la mappemonde marquent l’extension actuelle de la langue française dans le monde. La victoire de 1918 et la place de la France parmi les vainqueurs en 1945 ont permis de maintenir cette présence linguistique, comme ce fut aussi le cas pour l’anglais, l’espagnol et le portugais, à la différence de l’allemand, de l’italien et du japonais. Quelle meilleure illustration du lien historique entre puissance politique et langue ?
La situation actuelle des langues dans le monde est, plus fortement encore, déterminée par des phénomènes de pouvoir.
Une super-puissance domine le monde, militairement, économiquement, financièrement et diplomatiquement. Sa langue s’installe comme langue dominante dans les affaires multinationales, dans les transports, dans les États-majors, dans la finance, dans la publicité, dans les organisations internationales et dans la diplomatie. Cette langue véhicule des images, des héros, des usages, à la fin un mode de pensée qui se répandent sur l’ensemble de la planète. Ils exercent une domination qui est plus forte que si elle était politique, car elle est à la fois économique et culturelle, et conduit à ce que certains dénoncent comme un néo-colonialisme.
Cette domination soulève beaucoup de questions.
En premier lieu, elle est le résultat d’une volonté politique. Une domination linguistique ne s’établit pas d’elle-même, ni en fonction des seules données concrètes. Toutes les puissances ont une politique linguistique et celles qui le reconnaissent le moins ouvertement ont la plus déterminée. Les Etats-Unis d’Amérique ont une politique linguistique volontaire, appliquée par le pouvoir fédéral, les grandes agences gouvernementales, les fondations, les universités, les grandes affaires qui sont toujours liées au pouvoir.
En second lieu, les techniques modernes de communication, cinéma, médias de masse, nouvelles technologies, donnent à l’impérialisme linguistique des moyens de propagande, de pression, de séduction jamais réunis dans le passé. D’où cette idée qui nous vient de l’empire romain, d’une lingua franca qui s’imposerait de manière universelle, pour le plus grand bien et le progrès de l’humanité. Cette idée est si bien présentée qu’elle trouve autant de partisans chez les dominés que chez les dominateurs.
L’idée, pour certains le rêve, sont-il en train de se réaliser ? Je ne le crois pas. Je ne vois pas le monde en voie d’unification linguistique. Je pense même que le concept d’une langue universelle est une idée scientiste de la fin du XIXè siècle, aujourd’hui dépassée. Aucune des seize langues artificielles qui se sont prétendues universelles ne s’est implantée dans un usage perceptible.
L’anglo-américain est-il alors en train de se substituer aux langues artificielles dans leur ambition d’universalité ? Non plus et pour plusieurs raisons. Tout d’abord à côté de la belle langue anglaise qui nourrit les échanges de la société, de la diplomatie, et les créations de la littérature anglaise et américaine, il s’est installé une langue d’usage, ou » dialecte de transaction » comme disait Chateaubriand qui sert aux touristes, aux commerçants ou aux voyageurs à l’occasion de leurs contacts internationaux qui est une langue pauvre, de quelques 500 mots, qui ne peut pas se substituer aux langues complètes des nations ni rendre toutes les précisions et les nuances d’échanges entre intellectuels de différentes sphères linguistiques. Au-delà des conventions utilitaires, la traduction reste indispensable. D’autre part, les Etats-Unis d’Amérique ne sont pas eux-mêmes, sur leur territoire, en voie d’unification linguistique et les langues minoritaires, l’espagnol surtout, s’y développent. Enfin, les langues de toutes les grandes nations sont en expansion numérique et aucune ne donne des signes de dépérissement. La langue la plus parlée est le chinois mandarin, par un milliard de personnes. Puis vient l’hindi par près de 500 millions de personnes. Les grandes nations démontrent toutes une grande solidité linguistique. L’Allemagne et l’Espagne se sont dotées d’une législation linguistique. Le parlement russe étudie un régime inspiré de la loi Toubon. Le Japon préserve sa langue, de même la nation arabe dispersée dont la langue littéraire est entendue par 300 millions de personnes.
Mais si le monde n’est pas en voie d’unification linguistique, c’est grâce à la vitalité des grandes langues internationales qui sont au nombre de quatre, l’anglais, le français, l’espagnol, le portugais, auxquels se joindront le chinois, l’arabe peut-être, d’autres langues orientales. Pour accéder à ce rang, ces langues doivent présenter des caractéristiques qui leur permettent de conserver leur vocation de communication mondiale : un chiffre suffisant de population, attachement à la langue, vocabulaire et néologie vivants permettant de désigner toutes les notions et réalités nouvelles à mesure qu’elles apparaissent, langue d’échange pour une proportion suffisante de l’activité économique, langue parlée sur plusieurs continents, présence sur tous les réseaux modernes de communication, véhicule d’une culture dont le rayonnement est universel.
On remarquera que la plupart de ces caractéristiques sont d’ordre matériel. Le français les réunit toutes, avec l’anglais. A l’échelle de la planète, notre langue ne se trouve pas dans la situation alarmante que certains dénoncent parfois. Le français n’a jamais été parlé par un aussi grand nombre de locuteurs qu’aujourd’hui. Les francophones réels sont au nombre de 110 millions, les francophones occasionnels de 60 millions, et les francisants, ayant des notions de français, de 110 millions. Les francophones sont dispersés sur les différents continents. La qualité moyenne du français écrit et parlé – qu’est-ce que la qualité moyenne d’une langue ? – se situe à un niveau meilleur, sur le plan international, que celui de toutes les autres langues, meilleur sur notre territoire que celui en usage il y a un siècle. Notre langue se déforme peu, elle évolue, elle s’enrichit. Le français est en outre parlé, souvent très bien, par des élites qui conservent à notre langue une part de son statut ancien et reconnu de langue des relations internationales. Cela la place au deuxième rang des grandes langues mondiales, même si, en nombre, elle prend place derrière l’espagnol et d’autres langues asiatiques.
Mais le français tient, en outre, la place de l’ancienne langue dominante. Nous vivons dans la nostalgie du » temps où l’Europe parlait français « , du monde où les dirigeants s’exprimaient en français, des époques anciennes où l’Angleterre d’abord, puis la moitié de l’Amérique du Nord ont parlé le français. Nous gardons les blessures des dates qui marquent le déclin progressif du français, 1763 en Amérique, 1800 en Angleterre, 1918 malgré la victoire, 1943, 1973 avec l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun. Nous avons tendance à attribuer ces régressions à de mauvais coups du sort ou à un prétendu sens de l’histoire. Mais en réalité, nous nous gardons bien d’appliquer à la langue les critères et les conditions du développement durable. La première de ces conditions est démographique. Le développement d’une langue est en effet d’abord garanti par le nombre croissant de ses locuteurs. Or la démographie française n’a plus cessé de s’affaiblir depuis le milieu du XVIIIè siècle, et nous n’avons jamais, sauf au Québec, établi de peuplements outre-mer. Les Québécois contemporains ont bien compris la leçon, qui ont établi la survie et le développement de leur langue-nation dans une science nouvelle qu’ils approfondissent sans cesse, la démolinguistique.
C’est sans doute à cette situation de langue détrônée que les Français doivent le dépit qu’ils éprouvent à l’égard de la prépondérance de l’américain.
La situation objective peut expliquer notre nostalgie, elle ne justifie pas à mes yeux notre défaitisme. Ni les données de l’économie, ni celles de la technologie ne conduisent au triomphe d’une seule langue et à l’unification linguistique du monde.
Les lois de l’économie ne me paraissent pas avoir un effet unique sur la langue. La recherche, la science, la haute technologie favorisent sans doute, nous le voyons bien, l’emploi d’une langue commune. C’est beaucoup moins vrai pour les processus de production, la gestion des ressources humaines. Ce ne l’est plus du tout pour le commerce, la distribution des produits. Les sociétés multinationales trouvent au contraire dans la diversité linguistique de leurs marchés, non un obstacle mais un atout supplémentaire qui leur permet d’adapter leurs produits et leurs circuits aux différents marchés mieux que ne peuvent le faire les entreprises qui n’ont pas leur dimension.
On s’interroge sur le devenir du marché commun devenu Union européenne. Engage-t-elle nos vieilles nations vers une fusion linguistique ? Le traité de Rome est muet sur les langues. Le traité de Maastricht proclame le principe de la diversité culturelle. La diversité linguistique de l’Europe est constitutive de la communauté et donc de l’appartenance des membres à cette communauté. Elle n’est pas plus évitable que la diversité de l’histoire, des cultures, et même de la géographie de l’Europe. Si l’objectif économique est de créer un marché unique, l’entrave principale ne réside pas dans les langues, mais dans les rivages et les montagnes, que nul n’envisage d’éliminer.
D’où viennent donc ces questions résurgentes des langues de travail, de l’étiquetage des produits, de la langue des brevets ?
Périodiquement, une initiative maladroite de la Commission ou d’un pays de langue non latine vient relancer un débat qui a déjà été tranché. La France proteste et ses partenaires la laissent monter seule au créneau, sachant qu’elle est le meilleur défenseur d’un principe auquel tiennent vingt-cinq des vingt-sept membres de l’Union, le plurilinguisme, sachant aussi que tout ce qui méconnaîtrait la diversité linguistique de l’Europe serait sans avantage économique, entraînerait au contraire un appauvrissement, pas seulement culturel, et des conflits linguistiques bien inutiles.
D’autres lois récentes ne viennent-elles pas combattre la grande dispersion linguistique dans laquelle vit le monde aujourd’hui, je veux parler des nouvelles technologies de la communication ? Le cinéma, la télévision et le disque ont été utilisés comme des fers de lance pour la pénétration américaine, langue et mode de vie, sur l’ensemble de la planète. La France, là encore, résiste. Elle encourage son cinéma national qui occupe une très confortable deuxième place parmi les cinémas des grandes nations, elle a imposé aux télévisions publiques et privées un régime de programmes d’expression originale française, seule au monde avec le Québec.
La révolution de l’informatique a présenté une menace d’une autre ampleur, mais pas seulement pour le français, car l’informatique est un langage, numérique, binaire, qui fait reculer la langue, toutes les langues.
La révolution de l’Internet façonnera plus profondément le monde des langues de demain. L’Internet est une invention américaine ; Les messages véhiculés par le réseau des réseaux sont en grande majorité en anglais ou atteignent les Etats-Unis d’Amérique, mais ces messages contiennent plus de chiffres que de mots et les utilisations d’Internet évoluent rapidement. Les francophones ont été lents à utiliser le réseau, mais ils ont rattrapé leur retard et sont maintenant raccordés dans une forte proposition et font un très large usage du réseau. L’administration de l’Etat est en particulier en avance sur celles de la plupart des pays.
Mais par rapport à l’informatique, l’Internet renverse la situation. Il ne se substitue pas à l’écrit mais lui fournit un mode nouveau de transmission, à la fois individuel et collectif, de masse et ciblé. Il offre donc aux langues globalement, c’est-à-dire à toutes les langues sans en privilégier aucune, un nouvel usage, des perspectives nouvelles d’emploi : édition, traduction, reproduction, correspondances, simples messages utilitaires, ouvrant ainsi entre elles, un nouveau champ de compétition.
Si l’on fait masse de toutes les nouvelles techniques de communication, on constate que la société de l’information dans laquelle nous vivons réduit globalement la place des langues, dont on se sert de moins en moins. L’image, l’icône, l’informatique personnelle, les multiples usages de l’Internet comme outil ont remplacé dans un grand nombre de circonstances l’usage des langues.
En même temps, grâce à la dématérialisation des services numériques, et à la souplesse infinie de l’Internet, les lois de l’uniformisation ne jouent plus. Toute langue peut désormais être préservée, même celles des tribus de l’Amazonie. Mais beaucoup de langues ne sont plus assez perfectionnées, ou complètes, ou simplement formées pour suivre le progrès de la société de l’information. A cet égard, les grandes langues internationales voient leurs positions respectives stabilisées et consolidées. Le français, au même titre que les autres langues, bénéficie de cet avantage acquis.
C’est qu’en réalité, il n’y a pas de fatalité en matière de langue. Les marxistes ont convenu que le matérialisme historique ne s’appliquait pas en ce domaine. Le mouvement des langues n’est pas seulement commandé par des phénomènes de puissance, la richesse des empires, la force de lois.
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Il dépend aussi des caractères propres de chaque langue, de leur efficacité en tant que langage. » La grandeur de Rome, a-t-on écrit, doit plus au latin qu’au succès des armes « . Le français, de ce point de vue, a succédé au latin. Quand, pourquoi, pour combien de temps ?
Le français, reconnu dès le IXè siècle comme la langue romane la plus éloignée du latin, a toujours évolué. Il est passé par des périodes de grande inventivité, aux XVè et XVIè siècles tout d’abord, où les écrivains créent librement leurs idiolectes, où la création lexicale se déchaîne, par recherche de synonymes, par emprunts étrangers, par création de noms avec le verbe ou avec l’adjectif, par simplification de l’orthographe. Puis aux XVIIè et XVIIIè siècles par une période, d’épuration, de codification, de recherche d’élégance. Au XIXè siècle, l’écrit se fixe par les dictionnaires et par l’enseignement, mais le vocabulaire, la syntaxe et la versification s’enrichissent, se diversifient. Au XXè siècle, le français se fige et se relâche. Voyons quelle est sa situation aujourd’hui.
Le français est la langue unique et unifiée en usage en France. C’est une situation exceptionnelle dans le monde et récente. Le confort des Français dans leur langue date de moins d’un siècle. Il y a peu de différences entre les niveaux de la langue, maternelle, populaire, officielle, de culture. A travers le monde, aussi, le français se déforme peu, beaucoup moins que l’anglais et que l’espagnol. Notre langue est normalisée, institutionnalisée et figée. Le vocabulaire se rétracte. Il y a certes des emprunts à l’anglais, mais moins qu’il y a quarante ans. La création de néologismes, d’expressions nouvelles est une nécessité pour exprimer toutes les réalités nouvelles, que le français ne satisfait qu’avec effort et timidité. Le français parlé connaît des relâchements qui parfois proviennent d’un perfectionnisme ou d’un snobisme. Ainsi, le passé simple et l’imparfait du subjonctif tendent à disparaître mais on observe un excès de subjonctifs, là où il n’en faudrait pas. On privilégie les verbes de la première conjugaison parce qu’ils sont plus faciles à décliner. L’inversion interrogative disparaît aussi, de même que le ne de négation alors que le mot pas est utilisé même quand il est inutile. L’accord du participe passé est manié avec une maladresse croissante, souvent par excès. Une femme dira ainsi à un homme : » Je vous ai comprise « .
L’orthographe connaît sans doute la détérioration la plus grave. Non qu’elle affecte la langue soignée écrite. En dehors de quelques curiosités, de mots rares, et de quelques difficultés comme le redoublement des consonnes, l’orthographe française n’est pas plus difficile qu’une autre. Mais elle n’est plus enseignée et les jeunes générations l’ignorent tout simplement. Cela en dit long sur leur connaissance de la grammaire dont l’orthographe n’est souvent que la traduction.
On notera encore quelques dégradations du français parlé : l’abus des locutions d’attente sans signification, comme bon, alors, quoi, bien, heu, donc, et puis, enfin. La tendance à abréger les noms de plus de trois syllabes ; l’abus des sigles, la formation de mots avec des préfixes passe-prtout comme anti, cyber, néo, post, pré, pro, etc. sans aller jusqu’à l’horrible e-.
La prononciation évolue aussi en même temps que les accents régionaux s’estompent. Au début des mots, les voyelles sont souvent supprimées, à la fin, au contraire, apparaît un accent tonique, ou même l’adjonction d’un e accentué : bonjoure. Les consonnes finales sont presque toujours prononcées, but, août. Les liaisons se font au hasard, omises ou fautives, le h aspiré tend à disparaître.
Ce panorama des usages actuels ne vise pas à être complet. On notera que je n’y inclus pas l’apparition des argots, du verlan, des suffixes en os, du langage des banlieues. Je les range, encore, parmi les codes qui ont toujours existé et qui n’affectent pas la langue.
Quel jugement global porter ? Malgré la sévérité dont on doit faire preuve, le français ne perd pas ses qualités qui continuent à être reconnues, hors de la sphère francophone, et prennent à ce titre plus de prix.
Les qualités du français ? Ce n’est sans doute pas le lieu de rappeler, après Boileau, Rivarol et tant d’autres, que la qualité principale qui contient sans doute toutes les autres est la clarté. Le français n’est pas seulement clair, il tend à la spéculation, à la démonstration, au commandement et à la synthèse. Cela est dû à quelques caractères indéfiniment célébrés : l’ordre direct de la phrase qui procède du particulier au général, de ce qui commande la compréhension à ce qui en découle, l’équilibre entre le nom qui exprime les formes fixes et les concepts et le verbe, qui expriment les formes en mouvement et l’action. Cela est dû à la richesse des verbes français en temps, en modes, en formes, à la force des conjonctions, à la précision de son vocabulaire abstrait, à sa syntaxe indestructible.
Pour l’avantage qu’il donne à la stabilité sur le mouvement, à la raison sur les sentiments, à l’institution sur l’intimité, à l’ordre sur le désordre, au vertical sur l’horizontal, le français offre l’outil le plus évolué au service de l’activité intellectuelle.
Mais cet outil n’est pas le seul, il y en a d’autres, il y en a un autre, l’anglais, qui est plus facile, plus court, mieux adapté au monde de l’économie, de l’entreprise. Il fait prévaloir la simplicité sur la forme, la rapidité sur la concision, l’échange sur l’analyse, la communication sur la déclaration. D’où l’inévitable interrogation : le français ne correspond-il pas à un moment dépassé de la civilisation, ses qualités conviennent-elles à notre société de consommation, de permissivité ?
Le français présente une autre qualité, elle aussi façonnée par son histoire, mais possédant tout son prix dans le monde où nous vivons : il n’est pas oppresseur, pas même impérialiste. Au faîte de sa puissance, il n’a jamais combattu ni éliminé les langues étrangères, sa vocation a toujours été et reste au contraire la coexistence, la complémentarité, le passage d’une culture à une autre, d’une conception du monde à une autre. Après avoir été la langue des cours et celle de la révolution, la langue de l’héritage et celle des droits de l’homme, le français est devenu, en quelques décennies, le ciment de l’un des réseaux importants de la planète, la Francophonie.
La francophonie désigne à la fois le fait de parler le français, l’ensemble de ceux qui le parlent, les institutions créées à ce propos, et la forme d’esprit qu’engendre la pratique collective du français. Elle recouvre un système d’enseignement, un réseau d’universités, une littérature, une chanson de langue française, mais aussi des échanges dans les médias de masse, une coopération dans les domaines de l’économie, des professions, de la technologie, et encore un style d’administration, un type de citoyenneté, des habitudes sociales, des voyages, des loisirs. Ce réseau est dense et chaleureux, mais il est de plus en plus déséquilibré et pas assez généreux, en tout cas de la part de la France. C’est d’ailleurs plus un maillage de francophonies diverses, l’américaine, la caraïbe, l’arabe, la maghrébine, l’africaine au sud du Sahara, l’océanique, qui établissent entre elles des liaisons multiples, pas forcément en étoile ni plénières. Le nombre des partenaires augmente (55 pays au sommet de Beyrouth) qui n’ont pas tous nécessairement » le français en partage » selon la belle définition de la francophonie, mais sont attirés par une solidarité qui n’est pas seulement linguistique, mais qui pourrait présenter un risque de se dissoudre dans une forme de résistance à la mondialisation. L’ensemble est pauvre, menacé et souvent timide, mais il réagit avec vigueur, il est en voie d’expansion numérique, de développement institutionnel et de consolidation.
Le français n’ouvre pas seulement les voies de la francophonie. Il facilite l’accès à toutes les langues et l’échange entre elles. Langue ouverte, il favorise la similarité entre une langue et une culture, contrairement à d’autres langues plus fermées. Il capte et développe la sympathie entre les cultures. Il est recherché pour son aptitude au dialogue, les traducteurs l’apprécient comme la plate-forme la mieux conçue, le pont le plus sûr pour les traductions, même pour celles d’une langue étrangère à une autre.
Ainsi s’affirme la modernité de la langue française, sa vitalité et même sa nécessité, si bien démontrée par Léopold Sédar Senghor, repris avec une égale conviction par Salah Stétié dans un beau texte publié récemment intitulé : Le français, l’autre langue.
Les qualités de la langue française garantissent donc son développement durable dans le monde d’aujourd’hui. Mais encore faut-il, pour filer la métaphore, que l’investissement que représente la richesse du français fasse l’objet d’un entretien suffisant.
L’entretien d’une langue, c’est d’abord son enseignement. On a tout dit sur la faillite de l’enseignement du français en France. Le premier degré fabrique une proportion alarmante d’illettrés qui restent, dans le second degré des handicapés du français, handicap que ne les empêchera pas d’accéder à l’enseignement supérieur, mais qu’ils ne rattraperont pas.
Depuis 1984, de brusques accès de fermeté ministérielle proclamant la nécessite d’un redressement sont suivis de longues périodes de renoncement : lecture, écriture, grammaire, orthographe, prononciation, ce que des générations de petits ruraux apprenaient bien il y a un siècle, des professeurs plus nombreux et plus longuement formés ne peuvent-ils l’enseigner aujourd’hui ? En sont-ils capables, en ont-ils envie, ou la composition des classes rend-elle la difficulté insurmontable ? Il y a là le principal sujet de préoccupation, la principale menace contre la permanence du français.
Le scandale est d’autant plus grand que le français s’enseigne hors de France, comme langue maternelle, langue d’enseignement ou langue étrangère, par 100 000 professeurs de français répartis dans 118 pays, regroupés dans 180 associations et une très dynamique Fédération internationale. Ces enseignements sont loin d’être frappés de la même stérilité. Au lieu de méditer sur les disciplines d’éveil et la réforme des méthodes pédagogiques, on y apprend le français, tout simplement, et un peu de littérature française de surcroît. D’ailleurs, de nombreux enseignants français participent de façon très appréciée à cet enseignement, soit directement, soit par l’assistance à la formation des enseignants. Mais l’investissement le plus rentable, de très loin, consiste dans la présence des lycées français dans les grandes villes étrangères, surtout pour les élèves du pays. Il y a trente ans, on envisageait de fermer tel ou tel de ces lycées pour envoyer à l’étranger des émissions de télévision ! C’était vendre les bijoux de la couronne pour tirer un mauvais feu d’artifice !
Avec les universités, la coopération prend une autre consistance. Elle devient recherche commune, émulation enrichissante entre les départements de littérature française et dans d’autres disciplines. On peut regretter que ces travaux ne soient pas assez préparés ni suivis d’échanges de professeurs ou de bourses d’étudiants en France.
L’entretien d’une langue comporte aussi sa diffusion par tous les canux : la presse, le livre, la télévision, le cinéma, les conférences, les expositions, les centres culturels des ambassades, les alliances françaises, les tournées des troupes théâtrales, la panoplie est complète mais il n’est pas sûr qu’elle atteigne la masse critique dans chaque cas. Par exemple, comment faire projeter des films français dans les salles des Etats-Unis ? De même, pourquoi les journaux français sont-ils dans toutes les grandes capitales, les plus mal distribués de toute la presse internationale ?
L’entretien de la langue passe aussi par sa présence dans les nouveaux médias. Comment accroître l’offre de documents français et généraliser l’accès des Français à l’Internet ? En s’assurant d’un accès libre et soumis à la concurrence, en évitant de défavoriser les sites installés en France par une réglementation d’exception qui ne serait pas coordonnée avec les autres pays européens et donc sans effet pratique, en s’assurant que les normes techniques et les pratiques des principaux exploitants ne tendent pas à constituer des monopoles non européens, en généralisant l’accès à l’Internet par incitation de l’État et des collectivités locales, en mobilisant à cette fin, non seulement France Télécom mais aussi EDF.
On aurait tendance à négliger depuis quelque temps les perspectives offertes par les nouvelles technologies de l’information, à cause de l’excès d’engouement qu’elles ont connu précédemment, du caractère abstrait et artificiel des » autoroutes de l’information « , de l’éclatement de la bulle de l’Internet, de la crise du téléphone mobile classique et du report sans limite dans la téléphonie mobile de la troisième génération.
Les techniques informatiques appliquées à la langue constituent une aventure naissante mais vont connaître de grands développements. Elles permettent de traiter les corpus de textes, de paroles, les lexiques, les dictionnaires et toutes les sortes de documents, de consulter les banques et bases de données, de rechercher et de trier les informations. Elle s’étendent à l’édition assistée par ordinateur, aux logiciels de correction de l’orthographe et du style, d’aide à la rédaction, de résumés automatiques, de génération de textes à partir des résumés, aux logiciels de traduction automatique et de traduction assistée par ordinateur. Elles ont surtout abordé le domaine du traitement vocal, c’est-à-dire la reconnaissance vocale de la parole, du locuteur, de la langue, des mots, des sujets, la dictée automatique et la signature vocale. Mais, dans ce dernier cas, nous nous éloignons de la langue pour aborder les domaines des chèques bancaires ou des serrures sonores !
Pour le moment, ces industries n’affectent pas globalement la santé de la langue mais elles commanderont son emploi au niveau mondial dans l’avenir et la situation respective d’une langue par rapport aux autres pour arriver, à la fin, à mettre en cause sa survie même en tant que langue internationale.
Les Etats-Unis sont très engagés dans les industries du langage, favorisés par le très vaste marché de l’anglais, par le dynamisme de leurs entreprises toujours appuyées par les organismes officiels. Ils investissent dans de multiples applications qui ont toujours des débouchés économiques, non seulement pour l’anglo-américain, mais pour les applications multilingues qui leur donnent la maîtrise des marchés extérieurs. Les pays asiatiques, le Japon, la Corée, la Chine les ont suivis dans cet effort, par nécessité, pour que la spécificité de leurs langues ne leur ferme pas l’accès aux ressources linguistiques mondiales. L’Europe aborde ces questions dans un esprit plus désintéressé, avec la contrainte du multilinguisme qui, dans ce cas, est plus un avantage qu’un inconvénient, mais de façon dispersée, souvent en concurrence. La France a été pionnière dans ce domaine, pour le traitement oral de la langue, et pour l’écrit, avec l’œuvre monumentale du Trésor de la langue française, enviée, copiée à l’étranger, aujourd’hui enfin entièrement informatisée. Mais l’effort n’a pas été soutenu. La France a pris du retard, notamment par rapport à l’allemand. Ce retard est tel qu’elle ne plus se présenter seule face à l’anglais. C’est peut-être la leçon la plus générale que nous devons tirer du tableau d’ensemble. Nous devons unir nos efforts avec nos principaux partenaires européens, l’Allemagne, l’Espagne, la Grande-Bretagne dont les ressources langagières sont différentes de celles des Etats-Unis pour les industries du langage, jouer des synergies communautaires et remettre en marche les projets bien conçus qui avaient été lancés il y a 12 ou 15 ans.
On pourrait allonger encore la notice d’entretien de la langue. Ce serait donner à cette dernière un caractère trop mécanique, trop utilitaire. Le mouvement des langues est certes commandé par des considérations de pouvoir, et d’efficacité, mais pas seulement.
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Au-delà de son pouvoir et de son utilité, une langue possède un rayonnement. C’est toute l’histoire de la langue française depuis quatre siècles. Elle a atteint très tôt un degré de perfection, un âge d’or qui ont laissé croire qu’elle échapperait au temps, au déclin, à la rivalité des autres langues. Elle était fixée dans un scintillement toujours renouvelé. Incontestablement, ce rayonnement demeure. S’il devenait un rayonnement persistant, comme la lumière des étoiles qui nous parvient longtemps après que celles-ci ont disparu, au bout de combien de temps le saurions-nous ?
Pour juger de ce rayonnement de notre langue, il faut distinguer les valeurs qu’elle exprime et l’attrait qu’elle exerce encore.
Toute langue exprime une certaine vision du monde. Le français exprime une vision générale et diversifiée à la fois, une vision haute et familière. Si l’on cherche à caractériser ces valeurs, on doit avancer la notion de francité. C’est un beau mot que Senghor aurait préféré à celui de francophonie, mais qui est plus abstrait. La francité désigne la qualité, l’esprit de ce qui est français et l’idéal que proposent la langue et la culture françaises. Précisons encore : cet esprit, cet idéal consistent en une aspiration à l’universel, une compréhension de l’altérité, la cohérence intellectuelle, une recherche de sécurité dans les échanges langagiers, une exigence d’humanité et de dignité. Ces valeurs sont reliées à la langue française dans l’esprit de nos contemporains, au-delà des francophones. Elles sont actuelles et correspondent au mouvement du monde. Elles entrent pour une part dans le rayonnement de la langue et, en dépit de tant de menaces, lui évitent de faiblir.
L’attrait, lui aussi, demeure. Il est lié à l’aptitude du français à la création. Ce n’est pas en amoureux des Lettres qu’il faut en juger, mais en observateur impartial. Le chiffre mondial des tirages révèle son attrait, mais aussi la résonance universelle de la littérature, la place de la création écrite dans l’identité et la symbolique des groupes sociaux, le dialogue entre les siècles par la réussite littéraire, la consécration par l’État de la gloire littéraire. Ces caractères originaux ont permis au cours des siècles à la langue française d’amasser le plus beau patrimoine littéraire de tous les temps. Le bataillon des très grands écrivains fournit au français jusque vers 1960 au moins une force immatérielle et une irrésistible attraction. Une enquête menée dans six pays européens il y a déjà quelques années avait classé la popularité dans l’opinion des plus grands écrivains. Dans les 20 premiers, on en trouvait 7 de langue française. La France s’enorgueillit à juste titre des 12 prix Nobel de littérature de langue française. Un autre critère significatif est ce courant continu des écrivains étrangers qui ne sont pas de langue maternelle française et qui choisissent la langue française pour créer leur œuvre, d’Apollinaire à Ionesco, de Schéhadé à Cioran, d’Hector Bianciotti à Andrei Makine, de Salah Stétié à François Cheng.
Chacun a dévoilé la nature de son attachement à sa nouvelle patrie. Pour Salah Stétié, c’est une exigence de cohérence et une familiarité élargie à l’univers, » le toit de la maison » selon sa formule. François Cheng vit les mots français comme des idéogrammes et charge la poésie française d' »une explication orphique » de la terre. Mais n’est-ce pas finalement toujours la même démonstration ?
Les écrivains d’aujourd’hui ne sont pas moins nombreux, ni moins capables. Sont-ils aussi grands que leurs devanciers ? Ils sont en tout cas moins glorieux. C’est que la gloire littéraire ne se décrète pas. Les institutions peuvent bien célébrer le bicentenaire de Victor Hugo et faire entrer Alexandre Dumas au Panthéon, elles peuvent ajouter à la gloire posthume, mais elles ne peuvent créer une réputation. Le succès naît d’une addition d’innombrables choix individuels. De même que l’usage résulte d’un référendum universel et permanent, le succès résulte d’une appropriation individuelle de l’œuvre, d’un applaudissement libre.
La langue française suit le mouvement des autres langues. Elles perdent leur caractère collectif et leur vertu de mobilisation sociale. Elles ne jouent plus, ou moins, le rôle de matrice d’une culture et n’engagent plus le destin national. Elles deviennent une question personnelle. La langue est la sphère dans laquelle l’individu s’enracine et se protège. Ce repli sur l’identité, sur l’intimité n’est pas étranger à l’attrait persistant du français dans le monde.
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En présentant ce tableau, je suis passé constamment de l’observateur d’une langue, le français, à celle d’un système de langue, le nôtre aujourd’hui, en m’écartant souvent du cadre strict du développement durable. C’est sur ces deux registres que je voudrais conclure.
La situation du français dans le monde ne justifie pas les constats trop alarmistes ni les prévisions catastrophiques. Je pense même que cette attitude, assez répandue chez les militants de la langue française, est démoralisante pour l’opinion et plutôt nuisible car elle n’est pas tournée vers l’avenir.
La véritable inquiétude que la situation du français peut inspirer ne vient pas de la situation du monde ni des rapports de puissance, ni de la conscience linguistique des francophones hors de France. Elle ne vient pas non plus de l’évolution interne de la langue, ni d’une indifférence de l’opinion en France. Elle vient d’une impardonnable irresponsabilité, faite d’inconscience, d’incivisme et de snobisme, de la part des élites françaises.
Dans les élites, j’inclue tous les hauts responsables de notre Éducation nationale qui ont laissé se détériorer sous leurs yeux l’enseignement de la langue, quand ils n’y ont pas eux-mêmes contribué, de nombreux responsables des grandes entreprises, y compris publiques, qui croient élégant, valorisant pour eux-mêmes, pas pour leurs affaires, de laisser s’installer l’usage de l’anglais dans leur entreprise, souvent en violation de la législation, certains journalistes, pas tous, qui trouvent plus branché d’utiliser des termes anglais, souvent mal à propos, au détriment de la précision de leur information et au mépris de la responsabilité collective qu’entraîne forcément leur mission ; j’inclue nombre de diplomates et surtout d’experts dans les réunions internationales qui se laissent gagner par le milieu dans lequel ils évoluent et acquièrent mauvaise conscience à l’égard de leur langue, au détriment de la qualité et de la force de leur discours ; j’inclue enfin les gouvernants qui avaient, jusqu’en 1995, manifesté une compréhension des enjeux et une conviction, et qui n’ont, depuis cette date, plus jamais pris position en faveur d’une politique de la langue française.
Nous n’avons, en France, que trop tendance à nous reposer sur l’action de l’État. Ce n’est pas seulement d’elle que dépend le dynamisme de la langue française, mais elle est indispensable pour marquer une direction, pour vaincre l’apathie dans l’opinion et remonter le moral de tous les agents publics. La Francophonie elle-même n’a que trop tendance à s’enliser dans les appareils. Une intervention déterminée du gouvernement en faveur d’une politique intérieure et internationale de la langue française me paraît maintenant s’imposer. Cette intervention paraît d’autant plus nécessaire qu’à l’avenir les institutions européennes n’échapperont pas à une réflexion sur les langues de travail de la Communauté élargie, pour retenir 2, 3 ou 5 langues de travail. En tout cas pas une langue unique, quel que soit le coût. Ce serait ainsi l’occasion de vider l’abcès communautaire, car on ne peut édifier une communauté qui menace votre langue et qui n’est plus alors une communauté.
Si l’on observe maintenant l’ensemble des langues dans le monde, on peut se demander si elles ne sont pas toutes soumises à un mouvement comparable. Il y aurait une dérive des langues comme il y a une dérive des continents. Chateaubriand a eu le pressentiment de ce phénomène. Les langues s’éloignent de leurs origines, perdent leurs caractères propres. Elles se déstructurent, par une sorte de dégénérescence qui leur ferait perdre avec les siècles leur force, leur vertu poétique, leur concision et leur sens du concret. Une autre question est de savoir si les langues tendent, chacune et toutes ensembles, vers l’unité ou vers le morcellement.
Sans connaître les réponses à ces questions, il en est une autre qu’il faut poser. Est-il normal que les langues vivent entre elles dans un état de nature, qu’il n’existe aucun frein ni aucune règle au développement de l’une au détriment des autres ? N’est-il pas temps de passer, enfin, du droit des gens à un droit des langues, d’imaginer un système de coexistence pacifique des langues ? Il serait chimérique d’imaginer un directoire mondial, mais ne devrait-on pas proposer, à tout le moins, un observatoire mondial des langues qui permettrait simplement de connaître le mouvement des langues, et de rechercher ses lois ?
Les langues n’obéissent pas aux lois de l’économie ni à celles de la biologie. Elles ne parcourent pas une jeunesse, une maturité, une vieillesse comme les nations dont elles sont l’expression. Elles jouent comme des organismes indépendants et indéterminés. Si elles vivent, c’est comme une culture ou comme un média, par une énergie qui leur est extérieure, insufflée par l’esprit humain. C’est pour cette raison que l’on ne doit pas succomber au pessimisme ambiant, que le destin de notre langue n’est pas scellé, que l’on peut le ressaisir. Il y faut de la conviction, de la volonté, et même de la ferveur, et l’amitié du Cercle Richelieu Senghor.