M. le Professeur Pierre MUTZENHARDT / La coopération universitaire transfrontalière : vecteur du plurilinguisme et de la diversité des cultures – l’exemple de l’Université de la Grande Région

Professeur Pierre MUTZENHARDT
Professeur Pierre MUTZENHARDT

1. Introduction : L’espace politique de la Grande Région

La coopération institutionnelle entre la Sarre, la Lorraine et le Luxembourg (espace Saar-Lor-Lux) date du début des années 70. À l’origine, les enjeux sont surtout économiques du fait de l’extension de bassins industriels au-delà des frontières étatiques respectives, et des restructurations industrielles.

Au cours des années 80 et 90, l’espace géographique et institutionnel de cette coopération s’élargit au Land de Rhénanie Palatinat et à la région wallonne. Le tout forme la Grande Région où chacune de ces entités institutionnelles dispose de compétences et de pouvoirs différents.

Un espace de coopération politique s’est progressivement structuré aux niveaux des autorités exécutives (Sommet de la Grande Région), parlementaires (Conseil Parlementaire Interrégional), des acteurs économiques et sociaux (Conseil Economique et Social de la Grande Région).

Il se singularise aujourd’hui par une diversité de partenariats et un dynamisme de projets exceptionnels, motivé par l’interdépendance socio-économique croissante entre ses composantes et fortement soutenu par les fonds structurels, notamment le programme INTERREG.

Carte et grands chiffres de l’Université de la Grande Région
Carte et grands chiffres de l’Université de la Grande Région

2. UniGR : un modèle de coopération multilingue à la croisée des frontières

2.1. Un groupement interuniversitaire transfrontalier innovant

En 2008, la création d’un groupement universitaire qui réunit les 6 universités les plus importantes de la Grande Région devient une évidence pour répondre à nombre d‘enjeux économiques et sociaux, notamment :

  • des enjeux économiques auxquels sont étroitement liés la capacité à mobiliser des réseaux de recherche et d’innovation du territoire ;
  • et des enjeux liés à la nécessaire adéquation de la formation avec l‘évolution du marché de l’emploi transfrontalier et au développement de l’apprentissage des langues.

Dans ce contexte, les universités partenaires de l’UniGR se sont fixé l‘objectif de faire figure de modèle en Europe et à l’échelle internationale en participant activement à la mise en place d’un espace commun d’enseignement supérieur et de recherche dans l’espace « Grande Région ».

L’UniGR est née dans le cadre d’un projet Interreg IV A Grande Région (2008-2014), puis s’est doté d’une structure juridique de droit luxembourgeois (association sans but lucratif.). Aujourd’hui, l’UniGR est financée par les cotisations de ses membres et des subventions européennes. Quant à l’historique de ses six universités membres, il s’agit pour la plupart de fondations récentes sauf pour l’Université de Liège (1817) et les précurseurs de l’Université de Lorraine (Pont-à-Mousson, 16e siècle). Curiosité de l’histoire, l’Université de la Sarre a été fondée en 1948 depuis Nancy (le Land de Sarre ayant eu un statut exceptionnel pendant la période après-guerre jusqu’en 1955). Les universités de Kaiserslautern et de Trèves ont été fondées dans les années 1970. Enfin, l’Université du Luxembourg qui a été fondée en 2004, fut l’un des facteurs déclencheurs de la création de l’UniGR. Les six universités sont unies par l’histoire industrielle commune de la Grande Région et par conséquent aussi caractérisées par des focus de recherche communs, par exemple les sciences des matériaux. L‘UniGR compte 135 000 étudiants, 7 000 doctorants et 10 000 enseignants-chercheurs. Elle œuvre pour la formation et la recherche « sans frontières », en améliorant et facilitant les conditions de la mobilité des étudiants (statut étudiant de la GR), doctorants (formations transfrontalières), enseignants et chercheurs des universités partenaires ; en soutenant les collaborations transfrontalières grâce au réseau et à l’expertise développés.

Grâce aux impulsions des organes et des nombreux réseaux du groupement, une « culture transfrontalière » a émergé au sein des universités partenaires. L’UniGR a ainsi dépassé son statut d’acteur reconnu au sein de la Grande Région pour devenir un moteur de son développement. Les priorités définies pour une recherche et un enseignement d’excellence au sein du groupement sont aussi bien orientées vers la visibilité et donc la compétitivité internationale que vers la stratégie de développement de l’espace grand-régional.

L’UniGR est alors une université européenne avant la lettre ; cependant, le projet qu’elle a présenté dans le cadre de l’initiative Erasmus+ (initiative université européenne) n’a pas rencontré de succès : une université européenne transfrontalière a apparemment été moins voulue et moins pertinente qu’un modèle paneuropéen des universités européennes, malgré l’intégration de nouveaux partenaires et malgré le fait que 30% de la population vivent dans les zones frontalières (contre 40% dans les grandes métropoles loin des frontières).

2.2. Le multilinguisme dans le cadre de la coopération universitaire transfrontalière

La diversité culturelle et linguistique est une caractéristique de la culture de l’UniGR.

Elle se vit et se développe à de nombreux niveaux :

  • Au niveau des nombreuses formations transfrontalières : 19 cursus de formation transfrontaliers, l‘UniGR peut être considéré comme le leader européen de la formation transfrontalière. Ces formations de niveau bachelor et master sont proposées dans des domaines extrêmement divers. Elles sont pour la plupart trilingues (D, F, EN) et permettent aux étudiants de suivre leur cursus dans les différents sites universitaires qui composent le campus transfrontalier de l’Université de la Grande Région. (Ces cursus concernent chaque année 500 étudiants ; les diplômés trouvent facilement un emploi).
  • Dans le cadre de la préparation à la mobilité : la libre-circulation des publics académiques entre les universités membres de l’UniGR est un objectif central. Au-delà de nombreux outils facilitant la mobilité courte et longue, les 6 centres de langues de l’UniGR ont mutualisé leur savoir-faire pour créer une offre d’auto-formation linguistique pour préparer les séjours dans les universités partenaires.
  • Au niveau des organes de gouvernance et des réseaux de la Grande Région : Dans les milieux scientifiques, il est souvent difficile d’échapper au „tout anglais“ même si on se trouve en région frontalière. Les organes de gouvernance de l’UniGR mettent cependant un point d’honneur à donner l’exemple, parfois en ayant recours aux services de traducteurs et d’interprètes, parfois en s’exprimant chacun dans sa langue, pour préserver la pluralité linguistique.

2.3. Le développement d’une véritable filière de l’UniGR en études sur les frontières

Le multi- et le plurilinguisme constituent en outre un thème central des études sur les frontières, un domaine scientifique récent dans lequel le réseau de recherche transfrontalier UniGR-Center for Border Studies est aujourd’hui considéré comme une référence.

En 2012, l’UniGR a décidé de concentrer son développement sur trois domaines scientifiques dits „domaines-phares“ qui recèlent un fort potentiel de développement : les sciences des matériaux et l’utilisation rationnelle des ressources, la biomédecine et les Border Studies ou études sur les frontières.

Le choix des Border Studies est lié au fait qu’il n’existe pas d’autre territoire au monde parcouru par autant de frontières, comptant autant d’universités et autant de chercheurs spécialisés dans le domaine pluridisciplinaire des études sur les frontières et les défis sociétaux qu’elle génère. Le centre européen de ressources et de compétences en études sur les frontières (UniGR-CBS) coordonné par l’UniGR compte aujourd’hui environ 80 chercheurs dans 16 disciplines différentes issus des 6 universités partenaires (géographique, démographie, aménagement du territoire, sciences politiques, et bien entendu la linguistique).

Il a été mis en place au début de l’année 2018, juste après la création du Master Border Studies, un programme d’études international de deux ans au cours duquel est abordée la complexité des aspects économiques, politiques, sociaux et culturels des frontières et des régions frontalières en Europe et au-delà.

Ce programme interdisciplinaire, unique en son genre, s’adresse aux étudiants provenant de différents horizons académiques, qui désirent acquérir les compétences nécessaires afin de travailler dans des régions interculturelles et transfrontalières.

Le programme multilingue est dispensé dans trois pays, au sein de quatre universités des 6 universités partenaires.

3. Conclusion

La Grande Région est un espace plurilingue où la construction européenne se vit au quotidien. L’Université de la Grande Région propose son campus transfrontalier pour encourager les études au-delà des frontières et vivre une expérience culturelle unique. Méconnue à tort, l’UniGR a un bel avenir devant elle. Nous regrettons cependant aujourd’hui que l’Union Européenne ne reconnaisse pas nos espaces de coopération à leur juste valeur notamment dans les politiques sectorielles et que la dimension transfrontalière ne soit pas reconnue dans le cadre de l’initiative Université Européenne.


Introduction d’Alban Bogeat :

Excellence, M. l’Ambassadeur d’Allemagne, représenté par M. Michael JASPERS,
Chers membres du Cercle,
Chers Amis,

Je suis ravi de vous retrouver ce soir, en ce dîner de rentrée, pour accueillir Monsieur le Professeur Pierre MUTZENHARDT, Président de l’Université de Lorraine, Président de l’Université de la Grande Région.
Cher Professeur MUTZENHARDT, nous sommes très honorés que vous ayez répondu favorablement à notre invitation.
Vous avez choisi de traiter de « la coopération universitaire transfrontalière, vecteur du plurilinguisme et de la diversité des cultures ; l’exemple de l’Université de la Grande Région »
L’Université de la Grande Région (vous nous en parlerez plus en détail), j’y ai été sensibilisé en février dernier, lors de la célébration de son 10ème anniversaire, à l’ambassade d’Allemagne à Paris.
Cette université se situe au cœur de l’Europe, à la croisée des frontières de 4 pays (F, D, B, Lux), elle regroupe 6 universités et dispense ses enseignements en 3 langues (français, allemand et anglais). Voilà qui est tout à fait en phase avec l’objet même du Cercle Richelieu Senghor, espace d’échange et de réflexion sur la francophonie et le dialogue des cultures. Le Cercle est très attaché au plurilinguisme, et je voudrais d’ailleurs souligner la présence parmi nous ce soir du Président de l’Observatoire européen du plurilinguisme, M . Christian TREMBLAY.

Je présenterai tout à l’heure le Professeur MUTZENHARDT avant de lui donner la parole, mais auparavant je voudrais vous tenir informés de l’actualité du Cercle.

L’actualité du Cercle, c’est tout d’abord celle de ses membres et à ce titre je voudrais souhaiter la bienvenue à Mme Claire DERONZIER , dans ses nouvelles fonctions de Déléguée aux affaires multilatérales à la Délégation générale du Québec.

Je voudrais ensuite évoquer plusieurs événements auxquels j’ai été invité à représenter le Cercle depuis notre dernier dîner:

  • Le 24 juin c’était la fête nationale du Québec, l’occasion pour moi de rencontrer la nouvelle Déléguée générale du Québec en France, Mme Michèle BOISVERT,
  • Le 30 juillet j’étais invité par SE l’ambassadeur du Maroc, à la réception donnée en l’honneur du 20ème anniversaire de l’intronisation de Sa Majesté le roi Mohammed VI.
  • Plus près de nous, le 9 septembre, j’ai participé à l’inauguration de la Maison de la Région Grand Est et du Land de Sarre, à Paris, Bd St Germain, une autre illustration du rôle de passerelle entre les nations et les cultures que joue cette région transfrontalière.
  • Enfin le 16 septembre au Sénat j’étais invité par la DGLFLF (dont je vous rappelle que nous avons reçu le responsable, M. Paul de SINETY à notre dîner de juin) j’étais invité, donc, à la 1ère réunion de l’Observatoire des Pratiques linguistiques consacrée aux langues des Outre-mer. Savez-vous que l’on recense pas moins de 50 langues en usage dans nos départements et collectivités d’Outre-mer (dont 28 pour la seule Nouvelle Calédonie) ?

Au-delà de cette activité de représentation, l’été a été marqué par une contribution du Cercle dont j’ai plaisir à vous informer. J’ai été alerté début juin par une ancienne lauréate du Prix Richelieu Senghor. Elle attirait mon attention sur le cas d’un professeur congolais M. Alain KISENA chargé depuis 10 ans d’enseigner le français dans un vaste camp de réfugiés situé en Tanzanie. Ce professeur avait obtenu un stage de formation aux nouveaux outils d’apprentissage du français organisé par TV5 Monde à Nantes en juillet, mais il lui restait à trouver le financement de son aller-retour depuis Dar-es-Salam. Le Cercle n’a pas vocation à faire de l’humanitaire, et n’en a pas non plus les moyens. Je rappelle que le Cercle est une association non subventionnée, dont les seules ressources sont les cotisations de ses membres.
Fallait-il pour autant abandonner M. KISENA à son sort ? Sachant que la RDC (pays d’origine de ces réfugiés) est potentiellement le 1er pays francophone au monde, avec plus de 80 millions d’habitants. Une population très jeune, des besoins immenses en matière d’enseignement. Et M. KISENA est beaucoup plus qu’un simple professeur puisqu’il forme des enseignants. Il a donc un rôle démultiplicateur.
Nous avions peu de temps pour réagir, et après quelques tentatives infructueuses, j’ai finalement trouvé un montage avec le concours de RFI (Radio France internationale) qui connaissait bien M. KISENA. Ainsi, grâce à une belle coopération francophone entre notre partenaire TV5Monde, RFI et le Cercle nous avons pu parvenir à ce qui paraissait inespéré : permettre à ce professeur de venir suivre son stage de 2 semaines à Nantes.

De plus cet épisode m’a fait prendre la mesure d’un de ces drames humains dont les media ne parlent pas : 140.000 réfugiés ayant fui la guerre civile dans l’est du Congo, parqués depuis 10 ans dans un camp en Tanzanie, où le HCR leur distribue 5 produits de base (eau, huile, farine, riz, savon) et pour le reste ils doivent se débrouiller. 10 ans que ça dure, cela signifie qu’il y a des enfants qui passent toute leur scolarité dans ce camp.

C’est ce que m’a expliqué brièvement M. KISENA sur son trajet de retour, entre sa descente de TGV à Montparnasse et le départ de sa navette pour l’aéroport. J’ai trouvé là une personnalité extrêmement motivée qui ambitionne même d’étendre son action de formation vers d’autres pays d’Afrique de l’Est (anglophones) confrontés m’a-t-il dit à un manque cruel de professeurs de français qualifiés.
Je pense que nous pouvons être fiers que le Cercle ait ainsi contribué à apporter à M. KISENA le soutien dont il avait besoin.
Et je voudrais saluer la présence parmi nous ce soir de celle qui m’a alerté sur son cas, linguiste, professeure d’université, auteure de nombreux ouvrages et lauréate du Prix Richelieu Senghor 2009, Madame Henriette WALTER.

Voilà pour l’actualité du Cercle depuis notre dîner de juin.
Je présenterai tout à l’heure le Professeur Pierre MUTZENHARDT avant de lui donner la parole, mais pour l’heure je vous laisse à vos échanges que je souhaite chaleureux et enrichissants.

Livre d'or du Cercle du 24 09 2019
Livre d’or du Cercle du 24 09 2019
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