Exposé de Calixthe Beyala:
Il était une fois, une belle idée appelée francophonie. Ses pères fondateurs l’avaient conçue dans un esprit de partage. Ils croyaient à travers la langue française créer un petit univers de fraternité ; ils espéraient exalter l’unité dans la différence. Ils croyaient qu’avoir la langue en partage abolirait les notions de race, de religion et peut-être de région. Peut-être croyaient-ils qu’un rapprochement linguistique suffirait à lui seul à laver le monde de ses scories, à ôter le mal tapi au fond de l’être, ce mal qui fait quelquefois chanter aux armes le requiem de la terreur ? Ils pensaient à tant et tant de beauté, à tant et tant de magnificence ! Ils voulaient qu’advienne l’inédite émotion d’une paix universelle, d’une fraternité universelle, d’un amour universel. Que de rêves ! Que de rêves !
Mais comment leur reprocher d’avoir voulu convoquer l’espoir pour la grande gloire de l’espèce humaine ? Comment leur tenir rigueur de s’être cru pareils à ces colombes qui un jour initieront la transhumance de l’espérance ? Parce qu’après tout, au commencement était le verbe et seul le verbe restera à la fin des temps. Que parler la même langue, utiliser le même verbe n’est-ce point suffisant pour abolir toutes les barrières ? Normal donc que Senghor et ses pairs aient conçu la francophonie pour libérer les peuples de la peur de l’Autre, du carcan des incertitudes, mais également pour graver la langue française aux frontons des écoles, des églises, des mosquées, des rues et des ruelles de Paris à Dakar, de Ouagadougou à Douala, partout où ils croyaient pouvoir célébrer cette fraternité linguistique. Oui, les pères de la francophonie pensaient qu’en créant la fraternité autour d’une langue, ils célébraient la vie, la terre, le soleil et les étoiles.
Ce qui explique cela qu’un jour j’écrivis : « le français est francophone, mais la francophonie n’est pas française. »
Et la réaction ne se fit pas attendre ! Monsieur Druon, alors « Secrétaire Perpétuel de l’Académie française » m’écrivit une très longue lettre dans laquelle il me fit comprendre que malgré tout, la France demeurait la gardienne de la langue. Et avec l’insolence qui caractérisait la jeune femme que j’étais, je lui tins tête, arguant que si le tronc commun de la langue française se trouve en France, il y a bien fort longtemps que des rejetons de l’arbre français ont poussé partout dans le monde, que la langue s’est diversifiée, tout en demeurant une, qu’elle s’est batomanioquée au son des tam-tam, qu’elle s’est modifiée au son des balafons et même de la rumba Congolaise… Je lui dis avec la même insolence que les gardiens de la langue français ce sont aujourd’hui les Africains car dans le monde francophone nous sommes les plus nombreux. Nous nous écrivîmes pendant de longs mois ; je m’entêtais ; il ne m’en a pas tenu rancœur au regard de nombreux prix de l’académie française que je reçus.
Et mon français à moi n’est pas celui qui se parle à l’Académie. Mon français cavalcade de Paris à Douala, de Genève à Brazzaville. Et au fil au fil, il s’enrichit, se densifie des diverses couleurs qui croisent mon chemin ; il porte les moult accents de ceux que j’aime ; il y a aussi incrusté en lui de manière tout à fait naturelle, toutes ces langues africaines que je parle, toutes ces émotions accidentellement portées par moi. Il y a en lui les contes de ma grand-mère, les rires de ma voisine d’autrefois, cette manière qu’elle avait d’éclater d’un rire sonore qui était autant de mots ; on y retrouve également les idéaux d’une Afrique oubliée, celle d’antan, lorsqu’elle valorisait encore ses propres connaissances, ses sagesses, ses proverbes et ses prophéties. Et ce français mien a autant d’identités que les 250 millions de personnes qui le parlent à travers le monde.
Le Français et les français se plient et se ploient au gré des créateurs, écrivains, peintres, poètes et hommes d’affaires qui en font leur outil de travail par choix ou par obligation ; ils s’habillent des couleurs de cette Sénégalaise qui chante magnifiquement un français Wolofé, que c’est doux de l’écouter ! Ils se sangolonisent sur les berges de l’Oubangui dans ce petit garçon qui interpelle sa maman afin qu’elle lui achète ces bonbons aux couleurs acidulées ; et là au Congo, la rumba les traverse tout entier, les fait entrer en transe, presque.
Quelle belle langue se dit-on, si adaptable à tous les froids, à toutes les chaleurs, à toutes les humidités… Oh quelle belle langue que celle-là qui défie l’harmattan, s’adapte aux pluies tropicales de Douala, sans frémir.
Le français qui s’académise ici, se verlanise là… Il se républicanise là pour mieux s’abidjaniser un peu plus loin… Ici, on dit essencerie, là on dit fresqui pour parler d’une jeune fille. Là-bas encore on dit « on va tout sauf que » pour signifier à son vis à vis l’obligation de faire quelque chose. Ici encore, on dit « tu ne peux pas me gagner, » pour dire « tu ne vaincras pas. » Il se trimballe dans les ruelles de Douala en se pidjinisant avec plaisir, à Tananarive ou à Ouagadougou, à Conakry ou à Brazzaville, le français voltige, sautille tout en joie. Il humanise et fédère les millions de ses parlants. C’est vrai, sans lui, de nombreux peuples ne communiqueraient pas entre eux. Oui, le français est beau dans ses variantes, dans ses multiples en un !
Quel magnifique outil pour moi, dont écrire est le métier. Je joue ; je le triture et je le remodèle. J’invente des mots à partir des riens, de ces néologismes qui résonnent si agréablement aux oreilles. Je me dis que notre langue est belle, pas simplement parce qu’elle sonne bien, qu’elle chante magnifiquement, qu’elle est toute en élégance, mais aussi parce qu’elle est porteuse des valeurs de démocratie, d’égalité et de fraternité. Je suis si fière d’être de la même famille que Diderot ou Montesquieu, que Verlaine ou Senghor. Nous sommes de la même lignée non par le sang mais par la langue, une langue le français ! Quelle magie, quelle merveille, que de beauté ! … Oui, le français et les français, une langue des langues dont la force réside justement dans la multiplicité de ses identités.
Pourtant, autour de toute cette beauté qui se déplace dans le monde comme des astres dans le ciel, quelque chose de sombre s’installe et inquiète.
Quelque chose se brise, nous l’entendons au lointain… Quelque chose se casse et dans nos cœurs, nous entendons comme un fracassement…
Et c’est l’idée des pères fondateurs qui nous interpelle. On a l’impression qu’elle s’en va en s’effilochant, qu’elle n’est plus en symbiose avec les peuples… l’humanisme qui la sous-tendait s’essouffle dans des abîmes par nous inconnues ; Elle s’effrite dans des ambitions politiques sans autre objectif que la satisfaction personnelle de quelques administratifs ; peu à peu on aperçoit sa robe qu’on déchire … et c’est la langue qu’on piétine et ce sont les idéaux qu’on bafoue… Et peu à peu, la si belle robe de la francophonie ressemble aux oripeaux d’une vieille prostituée que même le temps ne respecte pas. Les mites s’en régalent ; il y a des trous par ci par là, oui la francophonie est aujourd’hui à l’image des strass d’une prostituée que même le temps ne respecte pas.
Oui le français en tant que langue se porte bien, mais la maison francophone son socle, s’écroule. Il s’est passé quelque chose qui peu à peu l’a vidée de sa substance pour n’en laisser qu’une coquille vide, sans intérêt aucun.
… Et cette chose, c’est la récupération de cet idéal par les hommes politiques.
Ils en ont fait leur instrument de pouvoir, de contre-pouvoir, de lobbying, de réussite quand ils n’en font pas leur maison de retraite où d’anciens hommes d’État en quête de poste s’en viennent emplis de sommeil, quêter quelque gloriole, encore ! Ils en ont fait leur instrument pour régler des comptes par les peuples ignorés, d’ailleurs, on peut aujourd’hui occuper les plus hautes fonctions au sein de notre si noble institution sans parler un seul mot du français !!
Oui, ils font saigner la francophonie et son sang s’écoule goutte à goutte, pour le plus grand mal de notre idéal commun. Regardez par mes yeux cette francophonie vidée de sa substance initiale, parce qu’elle s’est ouverte à la politique tournant ainsi le dos à la beauté. Elle s’est barricadée derrière une tour loin des peuples, loin des souffrances des peuples, loin de la fraternité entre ceux qui ont en partage la langue de Molière.
Oui, on semble de plus en plus oublier la langue pour laisser place à la politique. Quand la francophonie parle, sa voix s’entrechoque, s’entremêle à telle enseigne qu’on entend comme une résonnance lointaine, un bruit de fond qui accompagnerait des vrais conciliabules, un parasitage… Nul ne comprend ce que raconte la francophonie, mais a-t-elle encore quelque chose à dire dans ce monde en mutation où les valeurs s’inversent, les forces en présence aussi ? Elle est là tel un tronc mort en son milieu, miteux de dedans, puant presque. Et ceux qui étaient censés l’habiter la huent, la fuient comme autrefois les gens sains, les lépreux. Ecrivains, artistes, peintres, sculpteurs, chanteurs, hommes et femmes de la rue ne se donnent plus à elle, ne s’ouvrent plus à elle et se refusent de s’en venir téter à ses mamelles, mais a-t-elle encore du lait pour nourrir ces millions des francophones ?
De plus en plus les élites africaines s’en vont se former aux USA, en Afrique du Sud ou au Canada. Quand elles reviennent dans leurs pays d’origine, elles ne réfléchissent plus en francophones mais en anglophones. Elles nous disent qu’elles s’en fichent du français et des français et de toutes les valeurs qu’ils charrient. Elles nous disent des choses qui blessent et glacent le sang. Bien sûr qu’on peut toujours choisir de ne pas voir cette érosion insidieuse de notre langue et faire des projections positives si rassurantes, à se dire que nous serons d’ici quelque peu 500 millions de francophones, mais il me semble qu’il serait plus judicieux de ne pas négliger le danger.
Oui, la Francophonie est aujourd’hui une lueur éclipsée, une bougie éteinte, un astre qui s’en va en s’affaiblissant avant de se fracasser dans le vide. Elle continue néanmoins à interpeller nos consciences, empêchant sa tranquillité. On se dit qu’on aurait peut-être pu en faire le rejeton d’un arbre avec de jolies frondaisons. On se dit qu’on aurait dû avoir l’ardeur malgré les moult difficultés que nous rencontrons à nous faire écouter par les « décideurs » politiques de butiner par-delà les ronces, afin de la faire resplendir. On se dit tant de choses, mais on ne peut pas grand-chose, captifs que nous sommes des ambitions bâtardes qui hantent certains au sein du monde francophone.
Oui, il était une fois une idée extraordinaire, une idée géniale appelée Francophonie qui malgré sa beauté s’en va peu à peu vers les écueils du néant, parce qu’elle n’a pas su chanter le refrain des peuples, le chant des laissés pour compte… Parce qu’aujourd’hui, elle vogue entre les mains des politiques, oui des politiques qui se la disputent, qui se l’arrachent pour en faire leur pain quotidien.
Biographie de Calixthe Beyala :
Chers Amis,
Le moment est venu de présenter notre invitée, Madame Calixthe BEYALA.
Chère Mme BEYALA, vous êtes écrivain. Vous avez publié de nombreux ouvrages qui sont traduits dans une douzaine de langues. Un style alerte, une langue riche, des titres évocateurs… j’ai plaisir à en citer quelques-uns :
C’est le soleil qui m’a brûlée
Tu t’appelleras Tanga
Seul le diable le savait
La petite fille du réverbère
Les arbres en parlent encore
Maman a un amant
Etc…
Votre œuvre a été distinguée par de nombreux prix littéraires. Vous avez été lauréate du Grand Prix du Roman de l’Académie Française pour votre livre Les honneurs perdus. Vous avez aussi reçu le Grand prix littéraire de l’Afrique noire, le Grand prix de l’Unicef, le prix du meilleur livre francophone, et d’autres encore.
Vous êtes conférencière dans de nombreuses universités, aux Etats-Unis, en Afrique ou encore en Inde.
Vous avez aussi une expérience télévisuelle internationale.
Vous êtes titulaire de distinctions prestigieuses :
chevalier de la Légion d’honneur, commandeur des arts et des lettres, et aussi commandeur de l’ordre de la valeur Camerounaise.
Au-delà de ces distinctions, j’ai noté que vous étiez une femme d’engagement.
Vous militez dans de nombreuses associations, notamment
- pour la reconnaissance des minorités : Vous êtes par exemple Présidente du Mouvement des Africains-français, le plus grand mouvement des noirs de France.
- Vous êtes également engagée dans la lutte contre le sida,
- et pour le développement de la francophonie (c’est bien sûr ce qui nous concerne plus particulièrement ce soir). Vous militez pour une francophonie espace d’échange entre les peuples ayant en partage la langue française.
En 2019 vous avez été nommée Ambassadeur de la culture du Cameroun.
Et vous avez choisi d’intervenir ce soir sur le thème « le français et les Français »
Alors sans plus tarder, chère Mme BEYALA, je vous cède la parole.
Introduction d’Alban Bogeat:
Chers membres du Cercle,
Chers Amis,
Je suis ravi de vous retrouver nombreux pour cette 1ère rencontre de l’année 2020. Nous accueillons ce soir Mme Calixthe BEYALA, écrivaine franco-camerounaise, que je remercie vivement d’avoir accepté notre invitation.
C’est Mme Florence GABAY, fidèle membre du Cercle, qui est à l’origine de cette rencontre.
Mme BEYALA – que je présenterai tout à l’heure – a choisi d’intervenir sur le thème :
« Le français et les Français »
Le français (f minuscule) : la langue française, et les Français (f majuscule) : les citoyens de ce pays.
Ce titre très concis m’a interpellé, et je voudrais partager avec vous quelques évocations personnelles à ce sujet :
Le français, dès qu’on y touche, on déclenche des psychodrames chez les Français. Souvenez-vous :
- La réforme de l’orthographe : psychodrame
- La féminisation des noms de métier : psychodrame
- L’écriture inclusive : autre psychodrame…
Au vu de ces réactions on pourrait penser que les Français sont tellement passionnés par leur langue qu’ils sont prêts à se battre pour elle…
Eh bien… pas du tout : est-ce par snobisme, par défaitisme, ou par simple effet de mode, on a l’impression qu’au contraire les Français vouent une sorte d’idolâtrie à l’anglais. Exemples :
- Les publicités qui défient quotidiennement la loi Toubon (dans les médias, ou les vitrines des magasins),
- Les prises de parole en anglais des délégués français dans les instances internationales, en dépit de la traduction simultanée,
- Ou encore la loi Fioraso qui a ouvert la voie à un enseignement « tout anglais » dans nos universités.
A ce sujet je voudrais citer la tribune du professeur québécois Yves Gingras dans Le Figaro du 10 décembre dernier : « Français, la soumission de vos universités à l’anglais désespère les amis de la France »
Enfin, pour terminer sur « le français et les Français » : le français n’appartient pas qu’aux Français, il appartient à tous ceux qui ont la langue française en partage.
Ceci étant dit je voudrais maintenant, comme à l’accoutumée, vous dire un mot de l’actualité du Cercle :
- Nos membres ont été reçus mardi dernier à la Fondation Charles de Gaulle. C’est là, au 5 rue de Solférino, autrefois siège du RPF, que le général avait son bureau pendant sa traversée du désert, de 1947 à 1958. Dans ce lieu de mémoire, non ouvert au public, nous avons été accueillis par M. Jacques GODFRAIN, ancien ministre de la coopération et Président d’honneur de la Fondation.
- Et puis, comme vous le savez, je représente le Cercle aux réunions du comité francophonie du CESE (le Conseil Economique, Social et Environnemental) qui prépare la Journée internationale de la Francophonie du 10 mars prochain : retenez la date, on aura l’occasion d’en reparler (je salue au passage la présence de Mme Marie-Béatrice Levaux, référente francophonie du CESE).
Pour terminer, chers amis,
Notre Cercle s’élargit, et comme je l’ai déjà fait précédemment, il me paraît opportun de permettre aux nouveaux membres de se présenter. En 2019 nous avons – entre autres – enregistré l’adhésion de la FEDE, la Fédération Européenne des Ecoles. Je vais donc donner avec plaisir la parole à Madame Claude VIVIER LE GOT, qui en est la présidente, pour qu’elle nous présente brièvement ses activités.