M. Zachary RICHARD : La francophonie louisianaise, son passé et son avenir


Z. Richard et participants
Z. Richard et participants

Introduction d’Alban Bogeat :

« M. le Ministre, cher Jean-Baptiste Lemoyne,

M. le Sénateur / de la Charente Maritime, cher Mickaël Vallet,

M. le Sénateur de la Louisiane, cher Jérémy Stine,

Chers Membres du Cercle Richelieu Senghor,

Chers Amis du Cercle, 

Je suis ravi de vous accueillir pour ce dîner de rentrée.

Je tiens tout d’abord à remercier notre orateur, M. Zachary RICHARD, auteur-compositeur, chanteur, poète et romancier louisianais, qui a aimablement répondu à notre invitation, et a choisi pour thème : 

La francophonie louisianaise, son passé et son avenir

Et nous sommes particulièrement honorés d’accueillir ce soir M. Jean-Baptiste Lemoyne, ancien ministre délégué à la Francophonie, sénateur de l’Yonne, qui présentera tout à l’heure l’emblématique militant de la francophonie louisianaise qu’est Zachary Richard.

Rappel : Le Cercle RS est un lieu d’échange et de réflexion sur francophonie et dialogue des cultures.

Je tiens beaucoup à ce que le Cercle reflète la francophonie des 5 continents… ce soir nous en avons une belle illustration… nous accueillons des participants d’Amérique, Afrique, Proche-Orient, Asie et Europe.

Je voudrais maintenant comme de coutume, évoquer l’actualité du Cercle depuis notre dernier dîner. Près de quatre mois ont passé, au cours desquels le Cercle RS a participé à de nombreux événements, j’en citerai seulement quatre…

– 27 juin : à Villers-Cotterêts, c’était le 5ème forum international des entreprises francophones organisé par le GPF, 1er réseau d’affaires francophone, qui regroupe 57 organisations sur les cinq continents. (Et vous savez toute l’importance que j’attache à la dimension économique de la francophonie !)

– 9 juillet : pour commémorer le centenaire de l’établissement des relations diplomatiques entre l’Égypte et la France, l’Ambassadeur d’Égypte, M. Alaa Youssef (reçu en décembre dernier) a réuni le corps diplomatique et a souhaité y associer le Cercle RS

– 5 septembre : j’étais invité par la chancellerie d’État de la Sarre à rejoindre à Sarrebruck une délégation d’ambassadeurs des pays francophones pour une présentation de la politique menée en matière de francophonie par la Sarre dans le cadre de sa candidature à un poste d’observateur à l’OIF 

A cette occasion, les autorités de la Sarre ont mis l’accent sur le soutien apporté par le Cercle qui lui a décerné dès 2017 le prix RS pour son programme Stratégie France.

(saluer la présence de Mme Christine Jung qui représente le land de Sarre)

– Enfin 10-11 septembre : conférence des ONG accréditées auprès de l’OIF, dans la perspective du prochain Sommet de la F. Lors du bilan de fin de mandat, la contribution du Cercle à la Commission Éducation a été citée, en particulier l’expérimentation d’outils pédagogiques en matière d’éducation à la tolérance menée dans le camp de réfugiés de Kigoma, en Tanzanie, en liaison avec notre correspondant local Alain Kisena. Je rappelle que ce sont nos fidèles membres Alicia V. et Guy L. qui participent à cette commission Education.

Voilà pour l’actualité du Cercle

Parlons maintenant de la Louisiane…

La Louisiane, cela évoque tout d’abord pour moi quelques souvenirs liés à un voyage découverte effectué il y a 20 ans ; j’en retiendrai deux :

– Le mémorial acadien de St Martinville avec sa flamme qui brûle en mémoire de l’épopée tragique du peuple acadien, chassé brutalement du Canada en 1755.Cette épopée, que l’écrivaine Antonine Maillet (reçue en novembre 2017) a illustrée dans son roman Pélagie la charrette, qui lui a valu le prix Goncourt.

– 2ème évocation : ce sont ces familles qui nous ont accueillis, où les grands-parents avaient plaisir à pratiquer le français avec nous pour pouvoir ensuite dialoguer avec leurs petits-enfants élèves des classes d’immersion. Tandis que la génération intermédiaire, « génération perdue » était devenue anglophone quand l’enseignement de notre langue était interdit (jusque dans les années 1960) 

N’est-il pas merveilleux que malgré ces circonstances il y ait encore aujourd’hui un désir de parler français en Louisiane ? On peut même parler de renouveau comme l’illustre la création de la chaîne Télé Louisiane… (saluer Will McGrew) ou la sortie du premier roman de langue française publié par un auteur louisianais depuis 1894

(Les rafales du carême, par Zachary Richard).

La Louisiane, le Cercle y est très attaché:

– Zachary RICHARD a été lauréat du Prix Richelieu Senghor en 2013.

– Nous avons accueilli Mme Peggy Feehan, la directrice du CODOFIL en avril 2018, lorsqu’elle est venue présenter la candidature de la Louisiane à l’OIF. Et grâce à notre ami journaliste Ivan Kabacoff elle a été reçue sur le plateau  de TV5 Monde.

– Pendant le COVID, la Louisiane a été l’invitée d’honneur de notre visioconférence d’avril 2021, avec là encore Peggy Feehan, Scott Tilton, et le jeune chanteur Sam Craft.

Et ce soir, je voudrais saluer la présence de M. le sénateur de la Louisiane Jérémy Stine. Après avoir lu en mai dernier son interview dans un magazine, je l’ai contacté, et j’ai eu l’agréable surprise de recevoir par retour une réponse extrêmement chaleureuse. 

J’ai alors eu la curiosité de consulter internet, et j’y ai trouvé la vidéo dans laquelle vous prêtez serment devant le Sénat de Louisiane… successivement en anglais, puis en français… et vous êtes longuement applaudi… j’ai trouvé cela très émouvant.

Cher Jérémy, si vous voulez bien venir me rejoindre…

Un mot pour vous présenter :

Vous êtes né en Louisiane, été élève des classes d’immersion du CODOFIL, Université d’État de Louisiane, diplômé de l’IEP d’Aix en Provence, sénateur de la Louisiane depuis 2022, ardent promoteur de la langue française.

Alors, cher Jérémy, je vous cède le micro… »


JB Lemoyne, Z. Richard, J. Stine (Sénat Louisiane), M.Vallet
JB Lemoyne, Z. Richard, J. Stine (Sénat Louisiane), M.Vallet

Texte de Zachary Richard :

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En 1682, René Robert Cavelier, Sieur de la Salle descend le fleuve Mississippi jusqu’au golfe du Mexique. Le 9 avril de cette année, il déclare le territoire au nom du roi de France, lui donnant le nom de Louisiane, en l’honneur de Louis XIV et sa reine, Anne d’Autriche.

En 1698, le Ministre Ponchartrain donne à Pierre LeMoyne, Sieur d’Iberville le mandat de trouver l’embouchure du fleuve dans l’espoir d’y construire un fort et d’empêcher que les autres nations européennes puissent le remonter, donnant le contrôle de l’intérieur du continent à la France.

Le premier établissement d’une nation européenne dans le bassin du Mississippi fut le Poste des Natchitoches, fondé en 1714 par Juchereau de Saint Denis à la confluence de la Rivière des Canes et la Rivière Rouge. Quatre ans plus tard, 1718 le frère d’Iberville, Jean-Baptiste LeMoyne, Sieur de Bienville, fonde la ville de la Nouvelle-Orléans sur un vieux site amérindien. À noter, les premiers esclaves africains sont arrivés dans la colonie l’année suivante en 1719, attachant en quelque sorte le destin de la colonie à cette institution avec des conséquences qu’on sent malheureusement encore aujourd’hui.

En 1722, une ordonnance royale transfère le contrôle des Illinois de la Nouvelle France à la Louisiane. En 1745, le gouverneur Vaudreuil fixe les limites du contrôle de la Louisiane. Dorénavant La Louisiane comprend tout le territoire au sud des Grands Lacs. Le fort Crève Cœur, aujourd’hui Chicago, ainsi que la Prairie du Chien dans le Wisconsin actuel, sont rattachés à Québec, mais tout le reste du territoire jusqu’au Golfe du Mexique et à l’ouest jusqu’aux montagnes rocheuses fait partie de la Louisiane. Soit douze états U.S. actuels et environ 1/3 de la superficie des États Unis.

La colonie s’est développée grâce à son agriculture industrielle, basée sur l’esclavagisme. En 1735 la colonie comptait 2450 Français et 4225 esclaves africains. En1763, à la fin de la guerre de 7 ans, le ratio entre blancs et noirs était plus équilibré : environ quatre noirs pour trois blancs sur une population d’environ 20,000. Selon l’historienne Gwendolyn Hall, il existait en Louisiane coloniale une fluidité sociale et même une complicité entre les personnes de diverses origines ethniques. La population blanche comprenait des marginaux, des endettés voire des criminels. Selon elle le désespoir a servi à la création d’une collaboration qui a dépassé les notions de statut et même de race. Cette fluidité allait diminuer avec l’arrivée des Anglo-Américains qui ont imposé des lois plus strictes en ce qui concernait le traitement des esclaves et une vision plus étriquée des questions raciales, mais la Louisiane est restée une société où la relation entre noirs et blancs était beaucoup moins rigide qu’ailleurs aux Etats-Unis.

En 1762 selon le traité secret de Fontainebleau, la France a cédé à l’Espagne la colonie de la Louisiane à l’ouest du fleuve Mississippi. La Louisiane est dorénavant espagnole. En 1765, les premiers exilés acadiens arrivent. Sous le chef de Joseph Brossard, dit Beausoleil, environ 600 Acadiens, déportés en 1755 et emprisonnés sur l’Ile George dans le port de Halifax pendant la guerre sont arrivés à la Nouvelle Orléans en février 1765 après trois mois en mer et une halte à Cap François. Ils seront suivis 20 ans plus tard, par près de 2000 Acadiens, quasiment la population entière des exilés se trouvant en France. Quittant les ports de l’ouest : Nantes, St Malo, Paimboeuf à partir du 10 mai jusqu’au 19 octobre 1785 à bord de sept navires, les exilés, dont une grande partie fut née en France, ont retrouvé leurs familles et ont recommencé une nouvelle vie en Louisiane. À bord de La Bergère, parti de Paimboeuf le 14 mai arrivant à la Nouvelle-Orléans après 93 jours en mer, était une jeune fille de 20 ans, née à St Malo. Marie Joseph Dugas. Entourée de ses parents et de ses frère et sœurs, elle quitte la France pour commencer une nouvelle vie. Deux ans plus tard elle se marie avec Pierre Richard qui est arrivé jeune garçon sur le navire de Beausoleil. Ce sont mes arrière-arrière-arrière grands-parents.

Le 26 mars, 1803, Clément de Laussat, nommé Préfet de Louisiane par Napoléon Bonaparte, est arrivé pour prendre ses fonctions à la Nouvelle-Orléans. Il décrit la cession de la Louisiane à l’Espagne comme un épisode honteux d’un gouvernement français faible et corrompu et promet de restaurer la gloire de la colonie sous l’égide de l’empereur. Deux semaines plus tard Napoléon vend la Louisiane : 530,000,000 (cinq cents trente millions d’acres, soit 214,574,899 hectares) aux Etats-Unis pour 15 millions de dollars ($14.30 par hectare).

Le 20 décembre 1803, un peu plus de six mois après être arrivé dans la colonie, Clément de Laussat représenta la France pour la cession de La Nouvelle-Orléans aux Etats-Unis. Le drapeau tricolore est abaissé sur la Place d’Armes à la Nouvelle-Orléans et le Stars and Stripes est hissé à sa place. Commence ainsi une danse maladroite où l’aristocratie créole francophone essaye de se trouver une place et de maintenir son pouvoir dans un monde où les règles du jeu, politique, social et économique sont tous basculés.

Le 30 avril, 1812, le territoire d’Orléans (c’est ainsi qu’est désigné l’État actuel de Louisiane – un effort pour contenir les francophones et francophiles dans un territoire plus restreint que l’énorme bout de terre vendu par Napoléon) devient le 18e état des Etats-Unis, juste à temps pour faire partie de la guerre contre les Britanniques. Faisant face à une population majoritairement francophone, les nouveaux dirigeants devaient composer avec cette réalité en faisant quelques concessions. La première constitution de l’état prévoyait l’utilisation des deux langues, français et anglais, à la législature. Mais les Américains était suffisamment rusés pour s’assurer que la Cour Suprême ne pouvait entendre les plaidoyers qu’en anglais. Donc on pouvait proposer des lois en français, mais il fallait les défendre en anglais.

Pendant le 19e siècle, un modus vivendi s’installe, un compromis entre la population majoritairement francophone et le pouvoir politique et économique de plus en plus entre les mains des anglophones. La ville de la Nouvelle-Orléans est la scène symbolique de cette lutte de pouvoir. Il existera trois municipalités dans la ville et le pouvoir politique bascule entre le Faubourg Ste Marie, le quartier américain, et le Vieux Carré, bastion de la communauté franco-créole. La littérature fait également partie de ce combat. Du côté francophone, on voit l’expression d’œuvres de qualité dont une partie importante est le produit d’auteurs métissés. Les Cenelles publié en 1845 est la première collection de poésie d’auteurs Afro-Américains aux Etats-Unis. Également Victor Séjour, né à la Nouvelle-Orléans de parents haïtiens, un « HLC » (homme libre de couleur) connaît une carrière de dramaturge à Paris où il s’installe à l’âge de 19 ans, fuyant, comme beaucoup de ses confrères, la ségrégation raciale qui se manifeste de plus en plus en Louisiane. En 1876, l’Athénée de Louisiane est créée pour promouvoir la littérature francophone. Les fondateurs sont un Who’s Who de la société francophone : l’auteur et médecin, Alfred Mercier, l’auteur et professeur, Alcée Fortier et Pierre Gustave Toutant Beauregard, général sudiste connu pour avoir tiré les premiers coups de la Guerre de Sécession en attaquant le fort Sumter à Charleston, Caroline du Sud. De l’autre côté de la barrière linguistique, George Washington Cable, auteur anglo-américain très connu à son époque, traitait surtout de la société franco-créole dans les termes les plus condescendants. Son roman le plus connu Les Grandissimes fait preuve d’un mépris sans borne envers la communauté francophone de Louisiane, attitude qui se manifestait d’une façon générale chez les Anglo-Américains. Dans la littérature comme dans la vie de tous les jours, il existait deux univers, séparés l’un de l’autre par une barrière quasi-infranchissable de langue et de culture. Et le pouvoir Anglo-Américain se manifestait d’une façon de plus en plus incontournable. L’événement qui sonnera le glas pour l’aristocratie franco-créole et son pouvoir politique est la guerre de sécession. Le français survivra en Louisiane non pas grâce à une classe sociale distinguée par sa richesse, sa sophistication et sa culture littéraire, mais grâce à l’isolement social, économique et géographique des petits habitants.

Les premiers Acadiens sont arrivés en Louisiane en 1765, dix ans après leur Déportation forcée de leurs terres ancestrales en Nouvelle Écosse dans un nettoyage ethnique caractérisé par sa cruauté. Une fois rendue en Louisiane, cette communauté s’est divisée en deux groupes. Cette déchirure à l’intérieur de la communauté acadienne a été provoquée par l’esclavagisme. Dans moins d’une génération, certains exilés Acadiens ont acquis des esclaves et ont intégré les rangs des planteurs. D’autres, la plupart, sont devenus des petits habitants sans esclaves, vivant en autarcie loin des terres riches qui se trouvaient le long des cours d’eau, le Mississippi, le Bayou Teche, le Bayou Vermillion et qui soutenait une agriculture industrielle de coton et de canne à sucre. Les deux groupes, les planteurs et les petits habitants se trouvaient ainsi en conflit d’intérêt et dans une lutte de classe inter-Acadiens. Cependant les intérêts des esclavagistes ont dominé et la Louisiane a été propulsée dans une guerre sanglante qui allait durer quatre ans et ruiner le pays.

Suite à la Guerre de Sécession, une nouvelle identité s’est forgée dans le creuset du désarroi d’après-guerre. Des femmes acadiennes se sont mariées en dehors du groupe, mais dans ces mariages exogames, la langue maternelle restait le français. Les Américains appelaient ces gens des « Cajuns » anglicisation de « Cadien ». Ils ont des noms Anglais, Espagnol, Irlandais, Allemand, ou bien Acadiens, peu importe. Ce qui distinguait ce groupe était la pauvreté et la langue française, et grâce à son isolement social, économique et politique, le français est encore parlé en Louisiane.
Les Cadiens sont méprisés par les Anglo-Américains. En 1873, A. R Waud écrit dans la revue Harper’s Weekly : « Ces gens primitifs sont les descendants des colons canadiens-français. Par le mariage consanguin, ils ont réussi à descendre assez bas dans l’échelle sociale. Sans énergie, éducation ou ambition, ils représentent bien la basse classe, arriérés dans tout. » Il existait entre les deux groupes, les Anglo-Américains et les Cadiens, un manque fondamental de compréhension. Les Américains critiquent les Cadiens, les traitant de paresseux, tandis que les Cadiens ne comprenaient pas un style de vie basé sur l’acquisition des biens matériels au détriment des plaisirs de la vie et la réjouissance de la famille.
Malgré la marginalisation, la communauté cadienne persiste. Cependant l’assimilation Anglo-Américaine fait effet. En 1900, selon le recensement U.S. 85% de la population du sud-ouest de la Louisiane parle « une langue étrangère ». C’est à dire que 85% de la population est francophone et la majeur partie, unilingue. Le style de vie des Cadiens est basé sur une agriculture indépendante où le français est à l’abri de l’assimilation. Mais c’est un français oral, parlé au travail ou dans les familles. Par contre les institutions francophones sont de plus en plus menacées. Le dernier roman de langue française est publié en 1894. Le dernier journal de la langue française, l’Abeille de la Nouvelle-Orléans, cesse de publier en 1916. Cette même année, la législature louisianaise adopte un projet de loi sur l’éducation publique. Cette loi n’interdit pas le français à l’école. Ce n’est pas nécessaire. Par contre, elle oblige les parents de jeunes enfants à envoyer leur progéniture à l’école et comme l’école est une institution anglo-américaine, les jeunes enfants, unilingues francophones, sont confrontés à une assimilation brutale.
En 1920, la constitution de la Louisiane fut modifiée. Dorénavant, la seule langue officielle sera l’anglais. L’assimilation qui a commencé avec l’arrivée de C.C. Claiborne et les Anglo-Américains en 1804 finit, un siècle plus tard à faire effet. Et même malgré cela, et malgré la découverte du pétrole en 1901 et la force assimilatrice que représente cette industrie, (50% de l’économie de la Louisiane), et malgré la deuxième guerre mondiale qui agit comme une force assimilatrice quasi irrésistible. Malgré tout cela, le français est encore parlé en Louisiane et va de mieux en mieux. Dans la deuxième partie de cet article, j’explore la situation actuelle du français en Louisiane, ses victoires et ses défis.


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Le Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL) fut créé par le gouvernement de l’État de la Louisiane en 1968 avec la mission de promouvoir le français à travers l’État. En 1970, la législature désigne une région de 22 paroisses (comtés) comme «Acadiana », réunies par leur héritage culturel et linguistique. Cette zone correspond au sud de la Louisiane en dehors de la Nouvelle-Orléans.
Le CODOFIL est le fruit de plusieurs militants francophones notamment l’homme d’affaires et politicien Dudley LeBlanc et le juge Allen Babineaux. Son premier directeur et l’homme qui est le plus souvent attaché à sa mission est l’avocat Jimmy Domengeaux. Il laissera son empreinte sur la direction du CODOFIL et fera un travail remarquable au niveau de la reconnaissance internationale de cette agence et de sa mission. Cependant, Jimmy Domengeaux a fait une erreur de stratégie importante qui enlisera le CODOFIL dans une polémique non productive à l’intérieur de la communauté. La vision de Domengeaux était d’intégrer la francophonie louisianaise à la francophonie internationale. Mais, malheureusement en se débrassant de la qualité unique du parler louisianais. Domengeaux considérait que le parler Cadien était du « mauvais français » qu’il fallait remplacer par du « bon français » venant surtout de France. C’était un point de vue de francophile qui allait repousser les francophones natifs de Louisiane. Ceux qui auraient dû devenir les plus grands alliés du CODOFIL, sont devenus ses adversaires.
Le français de Louisiane se distingue par un style de syntaxe, un vocabulaire et un accent qui le rendent unique. Néanmoins c’est du français. Un français en partie archaïque qui ressemble au français du 17e siècle parlé par les ancêtres des Acadiens natifs du Poitou. Et avec une histoire riche de quatre siècles en Amériques. Plutôt que de faire appel aux francophones de Louisiane, le CODOFIL, à ses origines, les a repoussés, avec un résultat malheureux. Plutôt que valoriser le parler louisianais, il fut considéré comme quelque chose dont il fallait se débarrasser. Depuis la création du CODOFIL, on constate un déclin continu de la communauté francophone en Louisiane. Quel est la situation actuelle ?
Il est impossible d’évaluer avec précision le nombre de francophones en Louisiane. Quelques statistiques peuvent quand même donner une idée de la situation. Selon le recensement U.S. pour l’année 1990, 668,271 personnes s’identifient comme étant « Cajun » aux Etats-Unis. De ce nombre, 432,549 sont louisianais. Sur le formulaire de recensement, il existe des cases qu’on peut cocher sous une rubrique « Ethnicity », donc Afro-Américain, Hispanique, etc. Avec une case pour « Cajun ». Cette information ne concerne aucunement la question de langue parlée et bien que scientifiquement assez faible, fournit une indication intéressante en ce qui concerne l’identité ethnique. Une information subjective mais révélatrice. Pour l’an 2000, le chiffre de « Cajuns » en Louisiane a chuté à environ 40,000, donc une perte de 90%. Ce qui indique surtout la faiblesse de ce genre d’information. En réponse à cette débâcle, l’historien Carl Brasseux a dit qu’il y avait 40,000 Cajuns seulement dans la ville de Lafayette. Et le journal local a publié une annonce disant « Si vous êtes un des 365,000 Cajuns manquants, tirez vos pistolets à éclairs. » Ce déclin peut s’expliquer par la mortalité de la dernière génération de louisianais dont la langue maternelle soit le français, mais indique surtout la non fiabilité de ce genre de statistique.
Le U.S. Census American Community Survey évalue cependant le nombre de francophones, mais là encore leur méthodologie est assez primitive. En, 2015, on estimait qu’il y avait 107,616 francophones en Louisiane. En 2020, ce chiffre était de 64,302, un déclin de 40%. Dû peut-être à la disparition des derniers francophones dont le français fut la langue maternelle. Également en 2015, on estimait que 7,209 louisianais parlaient « Créole ». En 2020 ce chiffre a baissé de 40% ou bien 60% selon l’analyse adapté. (Merci à l’historien Shane Bernard pour ces informations).
Dans tous les cas il est impossible de donner un chiffre exact au nombre de francophones louisianais. «Parler français » ne veut pas forcément dire être fonctionnel en français. On peut considérer qu’on parle français en sachant dire « Bonjour » uniquement. Comme la statistique est basée sur une donnée subjective, ça ne veut pas dire beaucoup. À mon avis, il y a plusieurs milliers de francophones en Louisiane. Combien exactement, personne ne sait.
L’immersion française a débuté en Louisiane en 1980. On estime à environ 20,000 le nombre d’élèves qui sont passés par l’immersion française et de ce nombre 100% sont fonctionnels. Ce programme, basé sur le modèle canadien où 60% de la journée scolaire est passé en langue française est non simplement un atout culturel mais un outil pédagogique exceptionnel. Les enfants en immersion commencent l’apprentissage du français à la maternelle. Dans l’espace de deux ans, ils deviennent francophones à tout point de vue. En plus les étudiants en immersion performent bien au-dessus de la moyenne sur les examens standards en anglais. Pourquoi, alors, les programmes d’immersion ne sont pas plus populaires? Il y a plusieurs raisons. Notamment les conseils scolaires attachés aux paroisses (64 en Louisiane, 22 en Acadiana) manquent de vision. Ces agences politiques (les membres sont élus) conçoivent leur champ d’action essentiellement attaché à des questions budgétaires. Bien que responsable de l’enseignement des étudiants, la qualité de l’enseignement n’est pas prioritaire, et l’identité culturelle encore moins. En plus le français est encore attaché à un statut social inférieur dans la mentalité de beaucoup de louisianais. J’ai souvent entendu des parents de jeunes élèves exprimer une réticence à mettre leurs enfants dans les programmes d’immersion, pensant que ça allait être un handicap plutôt qu’un avantage bien que les résultats des examens standards prouvent le contraire.
Un autre aspect contrariant de la situation est dû au fait que l’immersion est offerte uniquement dans les écoles publiques. Les écoles privées, qui sont payantes et accessibles uniquement à la classe la plus fortunée, n’ont pas accès au programme. Ce qui rappelle la situation suite à la Guerre de Sécession où les classes supérieures, les propriétaires terrestres et les riches marchands, ont été les premiers à abandonner le français pour s’intégrer à la communauté anglophone par intérêt.
Un autre élément dérangeant est le fait qu’il n’existe pas, en dehors de l’école, un cadre dans lequel on peut pratiquer son français. La télévision, la radio, les journaux, l’internet sont tous dominés ou exclusivement anglophones. De parler français en Louisiane est un engagement, et il faut être vraiment motivé pour le faire. Il nous manque des institutions. Nous avons suffisamment d’évènements qui célèbrent la culture d’héritage franco-acadienne, mais à part le CODOFIL il n’y a pas d’organisme dont la mission est la protection et la promotion du français. Rappelons que le CODOFIL est une agence du gouvernement louisianais et donc sensible aux vents politiques. La visite du Président de la République française en 2022 a encouragé la communauté francophone. Loin d’être un coup dans l’eau, deux ans plus tard, néanmoins, on n’en parle plus. Il est important, cependant, de souligner l’importance de l’aide de la France pour le maintien de la francophonie louisianaise. Ceci est le plus évident quand on regarde l’enseignement du français.
Pour enseigner en immersion il faut pouvoir enseigner les maths et les sciences en français. Il n’y a pas suffisamment de louisianais qualifiés et donc les programmes d’immersion sont enseignés pour la plupart par des étrangers et surtout par des Français. Possiblement le plus grand accomplissement de Jimmy Domengeaux pendant sa présidence du CODOFIL fut l’entente de coopération qu’il a conclu avec le Président Georges Pompidou. Depuis cinquante ans, le gouvernement français sponsorise la venue en Louisiane d’enseignants. L’ampleur de ce soutien est prouvée par les chiffres. Des 170 enseignants dans les programmes d’immersion aujourd’hui, seulement 30 sont Louisianais. Nous avons actuellement 2 Sénégalais, 2 Ivoriens, 5 Camerounais, 4 Canadiens (incluant 2 Acadiens), 1 Gabonais, 1 Malgache, 28 Belges et 122 Français! Presque les ¾ de nos enseignants sont Français et nous arrivent sous les termes d’une entente maintenue entre L’État de Louisiane et la République Française depuis un demi-siècle ! Pour conclure voici les chiffres : Il y a 33 programmes d’immersion actuellement (un programme d’immersion existe à l’intérieur d’une école autrement anglophone. Il n’existe que 3 écoles françaises en Louisiane où le campus est entièrement francophone). Il y a actuellement environ 5,500 élèves et on estime à 20,000 les élèves qui ont fait l’immersion depuis ses début). Le défi est de trouver des occasions où le français peut s’exprimer d’une façon intègre et non simplement folklorique.
Dans la lutte pour sauvegarder la culture franco-acadienne en Louisiane, nous avons un outil, un outil exceptionnel, mais un seul. Malheureusement, à mon point de vue, l’effort pour la protection voire promotion de l’héritage est conçue par les Louisianais comme étant une question culturelle plutôt que politique. Il y a une tendance de consentement dans la population d’héritage acadien qui existe depuis la Déportation de 1755, un désir tout simplement de vivre en paix qui se traduit dans une espèce de bon-ententisme et un souci de ne pas déranger. On devait se débrouiller avec le nettoyage ethnique de notre pays et une francophobie raciste et s’intégrer dans un contexte où nous n’avions pas de pouvoir politique. L’expérience des Acadiens est tout autre que celle des Québécois en ce sens. Les Québécois ont été conquis, nous avons été déportés. D’autant plus qu’en Louisiane, nos leaders, les hommes et les femmes les plus influents et les plus fortunés ont été les premiers à s’assimiler à la communauté anglophone. Pour nous donc, la lutte identitaire passe surtout, voire exclusivement, par la culture. Et dans cette lutte, nous avons un outil exceptionnel : la musique.
En 1964, Dewey Balfa, Louis « Vinesse » Lejeune et Gladius Thibodeaux sont invités à jouer au prestigieux Newport Folk Festival. Le journal local disait qu’ils allaient être tournés en ridicule en jouant ce « chanky-chank », (onomatopée du son d’accordéon diatonique). Au lieu de se faire huer, ils ont été applaudis et par cette occasion ont fait partie du mouvement naissant de la musique folk américain, à côté de Bob Dylan et d’autres. Dewey Balfa fut un des organisateurs du premier festival Acadien, organisé à Lafayette en 1974. Il insistait pour que le festival soit organisé dans un stade où les gens devaient s’asseoir, plutôt que dans un endroit où ils pouvaient danser. Il a dit « Je veux qu’ils écoutent l’écho des applaudissements de Newport ». Cette musique, ridiculisée par beaucoup en Louisiane est devenue le fer de lance de la culture franco-cadienne. Interprétée par une nouvelle génération dans les années 1970, elle devient mondialement connue. Elle est le mulet qui tire le chariot. Mais la question à se poser est où se trouve la langue là-dedans? Dans la tapisserie culturelle franco-cadienne, la langue reste la corde la plus fragile. Avec une nouvelle génération de jeunes musiciens et musiciennes qui reprennent le flambeau, la question linguistique est poussée en dessous du tapis. On ne peut pas chanter les chansons traditionnelles autrement qu’en français, mais les interprètes sont rarement capables de parler la langue dans laquelle ils chantent. Cela dit, la musique sert aussi d’appât. Nombreux sont les jeunes musiciens qui, grâce à leur amour de la musique, font l’effort d’apprendre et d’améliorer leur parler. Est-ce suffisamment pour éviter la folkorisation? Est-ce que la communauté francophone de Louisiane va pouvoir retrouver un dynamisme créatif qui dépasse l’interprétation de chansons traditionnelles et quelques phrases typiques avec lesquelles on va épicer notre anglais? C’est la question essentielle.
L’histoire de l’évolution et de la dévolution du français en Louisiane est pleine d’ironie et de surprises. Ironique que la classe supérieure soit la première à abandonner le français. Ironique que ce soient les petits habitants, isolés culturellement, économiquement, socialement et géographiquement qui vont le préserver. Ironique que leurs petits-enfants, une fois alphabétisés en français vont créer une nouvelle littérature louisianaise après un siècle d’oubli. Ironique que la France qui a vendu la Louisiane aux Américains est maintenant le plus grand soutien de la francophonie louisianaise. Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste pour l’avenir du français en Louisiane. Je me vois plutôt réaliste. Nous aurions dû disparaître depuis un siècle mais il y a quelque chose d’indescriptible et d’étonnant dans cette histoire, l’histoire d’une culture qui s’adapte, qui se transforme et qui perdure. Comme dit mon voisin, le poète et professeur Barry Ancelet : « chaque fois qu’on s’apprête à fermer le cercueil sur le cadavre du français Cadien de Louisiane, le corps se lève et demande une bière. »
Je crois qu’il y a un avenir prometteur pour de la communauté francophone en Louisiane et qu’il passe par son adhérence et par son inclusion dans la communauté francophone internationale. Nous n’aurons jamais une culture linguistique où 85% de la population sera francophone comme à l’époque de mes grands-parents. Mais nous pouvons espérer que la francophonie louisianaise s’épanouisse grâce à l’enseignement, à un noyau de militants engagés, et au soutien de la communauté francophone internationale. Auparavant la francophonie louisianaise se définissait d’une façon ethnique. Nous étions soit Cadiens, soit Créoles Noirs. Aujourd’hui ces identités exclusives ne correspondent plus à la réalité. Nous sommes devenus des Francophones Louisianais et notre avenir passe par la reconnaissance d’une identité francophone internationale. Nous sommes, en quelque sorte, les orphelins de la francophonie, et notre avenir dépend des liens que nous pouvons établir et maintenir avec la francophonie internationale.
Beaucoup de nos enseignants en immersion nous viennent d’Afrique. Beaucoup sont de races mixtes. La richesse de notre communauté est sa diversité. Notre histoire de résistance est aussi une leçon de tolérance et d’inclusion. Celles et ceux qui sont dans les tranchées de la francophonie louisianaise représentent un diamant à plusieurs facettes, avec des visages venant de tout horizon, colorés de toutes les teintes. Nous sommes en quelque sorte le symbole du rêve de Senghor quand il parlait de « cet humanisme qui se tisse autour de la terre ».


Zachary Richard
Zachary Richard

Biographie de Zachary Richard :

Zachary Richard – Né 1950, à Scott en Louisiane. Francophone militant, écologiste engagé.  Auteur-compositeur. Chanteur.  Innovateur des styles Cajun et Zydeco.  Premier Poète Lauréat de Louisiane de langue française.  Diplômé en histoire Université Tulane, 1972 (cum laude). Chevalier de l’Ordre de la Pléiade.  Membre de l’Ordre des Francophones d’Amérique, Membre de l’Ordre du Canada.   Officier de l’Ordre des Palmes Académiques et Commandeur de l’Ordre des Arts et Lettres de la République Française.  Docteur Honoris Causa :  l’Université de Moncton (Nouveau Brunswick), l’Université d’Ottawa, l’Université de Sainte Anne (Nouvelle Écosse) et l’Université de Louisiane à Lafayette.

Discographie

1972 – High Time

1976 – Bayou des Mystères

1977 – Mardi Gras

1978 – Allons Danser

1979 – Migration

1980 – Live in Montreal

1982 – Vent d’Été

1984 – Zack Attack

1986 – Zack’s Bon Ton

1988 – Mardi Gras Mambo

1990 – Women in the Room

1992 – Snake Bite Love

1996 – Cap Enragé

2000 – Cœur Fidèle

2004 – Lumière dans le noir

2009 – Last Kiss

2012 – Le Fou

2013 – J’aime la vie

2017 – Gombo

2022 – Danser le Ciel

Publications : Poésie

Voyage de Nuit (Louise Courteau, Montréal, 1979)

Faire Récolte (Perce Neige, Moncton, 1990)

Feu (Les Intouchables, Montréal, 1998)

Outre le Mont (UL Press, Lafayette, 2009)

Zuma 9 (Les Écrits des Forges, Montréal, 2020)

Contes

L’Histoire de Télésphore et Petit Edvard (Les Intouchables, Montréal)

L’Histoire de Télésphore et Petit Edvard dans le Grand Nord (Les Intouchables)

Télésphore et Petit Edvard dans le Vieux Pays (Les Intouchables)

Histoire des Acadiennes et Acadiens de la Louisiane (UL Press, 2019)

Les Rafales du carême, (Roman, Libre Expression, Montréal, 2023)

Documentaires télévisés – Scénarisation / Narration / Composition musicale :

Against the Tide, the story of the Cajun people of Louisiana (LPB)

Contre vents, contre marées – (Spectra) Resistance identitaire des Cadiens

Kouchibouguac (Bellefeuille Productions) Résistance à l’expropriation

Migrations (Bellefeuille Productions) Migration d’oiseaux en Amérique

Cœurs Batailleurs (série de 26 épisodes traitant des francophones d’Amérique)

Toujours Batailleur (Bellefeuille Productions) Persistance d’identité acadienne

Actions communautaires

Membre Fondateur Action Cadienne, organisme dédié à la protection et à la promotion de la langue française et la culture cadienne de Louisiane

Membre Fondateur avec Francis Cabrel SOS Musiciens, dédié au soutien de la communauté musicale de la Nouvelle-Orléans suite à l’ouragan Katrina, 2005.

Membre Fondateur Gulf Aid Acadiana, dédié au soutien des communautés du littoral louisianais suite à la marée noire du Deepwater Horizon, 2010. 

J’ai une chanson dans mon cœur.  En collaboration avec des étudiants en immersion française, producteur et réalisateur d’un album de dix chansons et d’un vidéo clip.

La belle vie.  En collaboration avec des étudiants en immersion française de North Lewis elementary, New Iberia, Louisiane, producteur et réalisateur d’une chanson et de son vidéo clip.


Livre d'or dédicace 24 septembre 2024
Livre d’or du 24 septembre 2024
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