Monsieur Xavier NORTH, Délégué général à la langue française et aux langues de France.
La Mission Richelieu, La Mission Senghor
C’est évidemment pour moi un grand honneur – et j’allais dire un redoutable honneur – d’inaugurer votre mandat à la Présidence du Cercle Richelieu Senghor en prenant la parole ce soir devant les membres de votre Association ; et de le faire sur un thème qui vous est entre tous familier, la politique de la langue française, dont vous avez eu la charge au ministère de la culture pendant de longues années.
J’y vois la marque d’un attachement à la continuité d’une démarche (celle que poursuivent obstinément les pouvoirs publics de ce pays par delà les hommes ou les femmes qui l’incarnent) ; mais puisque nous sommes appelés à dialoguer ce soir sous l’égide de ces deux grandes figures que restent pour nous Richelieu et Senghor, j’y vois également le témoignage d’une cohérence profonde entre les engagements personnels et l’itinéraire professionnel.
Oui, la politique de la langue française se reconnaît dans les portraits croisés du fondateur de l’Académie française et celui de la Francophonie, celui qui incarne une forme de « centralité linguistique » et celui qui symbolise le décentrement de la langue française ; et si je prends la parole ce soir, c’est en fait pour vous dire brièvement pourquoi.
Mais auparavant, permettez-moi de rappeler une évidence, qui nous introduit au cœur de notre propos. La politique de la langue française repose en effet sur un postulat, et ce postulat c’est que de tous les liens que nouent les hommes dans la cité, le lien de la langue est le plus fort, bien que le moins visible, parce que c’est lui qui fonde le sentiment d’appartenance à une communauté. Et sans doute ce lien est-il plus fort qu’ailleurs en France, où la langue a été, comme on sait, l’instrument de l’unité politique, de l’unification politique, le ciment de l’Etat-nation, de sorte que la langue (avec l’attachement au territoire qui fonde l’exercice de la citoyenneté – je pense ici au droit de sol) reste sans doute aujourd’hui un des deux principaux éléments constitutifs de l’identité nationale.
Or, ce lien, force est de constater que la mondialisation des échanges et le progrès de la construction européenne ne cessent de le faire évoluer, voire de le distendre – certains diraient qu’elles le menacent ; en tout état de cause, les phénomènes linguistiques liés à la mondialisation (la déterritorialisation des langues et des cultures, la dématérialisation des œuvres…) provoquent chez nos concitoyens une attente à l’égard de l’Etat, qui est chargé de définir la place et le rôle de la langue dans la société. C’est une particularité française, mais sur ce point, nous ne faisons pas tout à fait exception en Europe.
Le temps n’est plus en effet où le français, langue de la République (je rappelle que selon l’article 2 de notre Constitution, le français est la langue de la République), avait à se situer exclusivement par rapport aux langues régionales ou minoritaires ; langues régionales qu’elle a d’ailleurs puissamment contribué à marginaliser. Il m’est arrivé, pour le plaisir d’un effet rhétorique de fausse symétrie, de comparer deux dates : 1792 – nous sommes en plein coeur de la Révolution française, les Fédérés s’emparent du Champ de Mars, mais au moment où les Fédérés s’emparent du Champs de Mars, les régiments qui s’en emparent ne parlent même pas le français : ils parlent le provençal. N’oublions jamais que lorsque Racine écrit Phèdre, il n’est pas compris en français dans sa ville d’Uzès ; tout ceci pour relativiser le discours habituel sur l’universalité de la langue française, pour le relativiser afin justement de sortir de la problématique du déclin. 1792, donc.
Sautons deux siècles : 1992, c’est la date à laquelle le Conseil de l’Europe ouvre à la signature la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires ; et en 1992, on peut considérer, hélas, que les langues régionales en France ont, sinon disparu – elles en sont loin – du moins ont-elles été marginalisées dans leurs fonctions sociales. Il a fallu deux siècles pour en arriver là, et ce sont les 30 ou 40 dernières années qui ont été de ce point de vue les plus marquantes ; parce que si la Première Guerre Mondiale a joué un rôle très important pour asseoir le français sur le territoire, brassant dans les tranchées, pourrait-on dire, des populations qui n’avaient pas le français pour langue maternelle et qui pourtant avaient la citoyenneté française, ce sont ce qu’on a appelé les Trente Glorieuses (1945-1975) qui – en déracinant une partie de la population française (c’est un effet de la dépopulation des campagnes et du passage d’une France rurale à une France industrielle) – ont définitivement contribué à asseoir le français sur le territoire national lui-même.
Ce n’est pas sans paradoxe (et je ne me prive pas de le relever avec un brin d’ironie) qu’en 1992 – c’est à dire au moment où le français s’est définitivement implanté sur le territoire national, l’année même où la langue française s’inscrit dans la constitution de la République – un doute horrible s’insinue : face à la concurrence internationale de l’anglais, le français a-t-il encore un avenir ?
Mais fermons cette parenthèse pour constater que le français n’est plus en situation de dialogue avec les seules langues régionales ou minoritaires ; il se trouve aujourd’hui dans une situation de dialogue permanent avec une langue à prétention ou à visée globale, l’anglais, avec plusieurs langues non-territoriales – n’oublions pas que l’arabe dialectal est sans doute la première langue minoritaire parlée en France, sans doute par plus de 3 millions de locuteurs, le berbère est parlé par environ 2 millions de personnes et je pense au créole, aux créoles au pluriel, parlés également par près de 2 millions sur le territoire de la République, parce que si vous ajoutez aux 800 000 locuteurs de l’île de Réunion, le créole parlé en Guadeloupe, en Martinique, plus les locuteurs de créole sur le territoire français lui-même, vous arrivez à près de 2 millions de personnes) – avec les langues non-territoriales, et bien entendu avec les langues de nos partenaires européens qui sont parlées en France (je pense au portugais, au russe, jusqu’à une date récente à l’italien), et plus généralement, le français se trouve dans une situation de dialogue avec la diversité des langues du monde.
Nous n’en avons pas pris suffisamment conscience, mais au cours des 50 dernières années, notre univers langagier a profondément, a radicalement changé (et avec lui, bien entendu, les statut de la langue française, qui de langue soi-disant universelle est devenue une langue d’influence mondiale). Ce changement est lié au développement exponentiel des échanges et à ce qu’on pourrait appeler le rétrécissement général de la planète : alors qu’un individu n’était en contact que très rarement dans sa vie avec une langue étrangère, nous vivons dans une sorte de cacophonie universelle, il suffit d’ouvrir un poste de télévision, de décrocher un téléphone portable ou de regarder les annonces publicitaires dans les rues de nos capitales pour s’en apercevoir. A partir du moment où vous pouvez, grâce à un téléphone portable, communiquer avec le monde entier ou regarder sur votre écran de télévision des chaînes de télévision venues d’ailleurs, vous vous trouvez dans une situation où, potentiellement, toutes les langues du monde dialoguent avec toutes les langues du monde.
On sait historiquement ce qui se produit quand une langue entre en contact avec une autre langue : elles font l’amour (se nouent alors des rapports de forces, qui donnent lieu à des phénomènes de créolisation, d’interpénétration et de métissage). Mais on ne sait pas ce qui se passe quand plusieurs langues rencontrent plusieurs langues. La seule certitude que nous ayons, c’est que se produisent alors des phénomènes de frottement ou de friction entre les langues qui, au lieu de coexister pacifiquement, de se nourrir l’une par l’autre, disjonctent à la suite d’une sorte de court-circuit et font appel à une langue tierce. Cette langue, vous l’aurez reconnue, c’est la langue globale, le « globish », qui fait taire la cacophonie universelle et lui substitue la monotonie de la langue unique.
A tort ou à raison, les pouvoirs publics français ont considéré que cette nouvelle donne appelait la redéfinition d’une politique de la langue qui, tout en veillant à garantir la primauté du français sur le territoire national, participait à l’effort de cohésion sociale et contribuait à maintenir l’usage du français en Europe et dans le monde. Bref, qu’il fallait tirer les conséquences de la mondialisation sur les politiques de la langue française.
Or tirer les conséquences de la mondialisation sur les politiques de la langue (car c’est bien de cela qu’il s’agit) peut nous entraîner dans deux directions apparemment contradictoires : vers la réaffirmation d’un attachement profond à cet élément constitutif de notre identité qu’est la langue française, d’une part, à s’ouvrir vers la diversité des langues du monde au contact desquelles elle s’enrichit, d’autre part.
Si vous m’autorisez ici un souvenir personnel, cela me fait songer – toutes choses égales par ailleurs – aux hésitations ou aux contradictions internes de l’Académie de France à Rome, plus connue sous le nom de Villa Médicis, qui distinguait volontiers dans les années 90 entre deux missions, sa mission régalienne d’accueil des artistes français, la mission dite Colbert et sa mission, plus récente, d’ouverture vers la culture italienne, dite mission Malraux.
Mais la contradiction n’est qu’apparente, parce que pour s’ouvrir à la langue des autres ou aux autres langues, il faut être « bien dans sa langue » ; et peut-être pour être « bien dans sa langue », faut-il aujourd’hui, dans un monde globalisé, en parler plusieurs. C’est pourquoi cette politique de la langue, qu’il faut aujourd’hui redéfinir en France même, pourrait s’organiser autour de deux objectifs, de deux missions principales, que par convention, j’appellerai ce soir, si vous le permettez, la mission Richelieu et la mission Senghor.
Son premier objectif est, ou serait, d’offrir aux citoyens des repères linguistiques forts, en confortant l’usage du français sur le territoire national lui-même, bref de réaffirmer sa primauté.
Cet effort suppose en premier lieu que nous réussissions à renforcer la perception des enjeux de la langue dans la société civile – et ce n’est pas facile parce que l’usage d’une langue ne se décrète pas, bien entendu, si fort que soit dans un pays comme la France le rôle de l’Etat ; c’est au citoyen qu’une langue appartient, une langue appartient à ceux qui la parlent, qui s’en emparent librement, et de ce point de vue, le comportement des Français à l’égard de leur langue se caractérise par des paradoxes ou des contradictions : voilà un pays où les Français éprouvent un attachement passionné à l’égard de leur langue, dont témoignent par exemple le rôle institutionnel de l’Académie française ou encore l’extraordinaire succès que peuvent rencontrer les dictées de Bernard Pivot, et qui parfois font penser à un rituel tout à fait exotique, vues à travers un regard étranger. Les Français ont une relation très passionnée à l’égard de leur langue et en même temps témoignent d’une très grande vulnérabilité : nos amis québécois de la francophonie nous reprochent à juste titre un usage inconsidéré des mots anglais, dans l’affichage, la publicité et dans certaines circonstances de parole. Cette ambiguïté se retrouve d’ailleurs dans le comportement linguistique des hauts fonctionnaires français en situation de communication internationale.
On leur reproche à la fois de trop et de ne pas assez parler français. Combien de fois s’est-on entendu dire dans les conférences internationales : « Oh ! Encore ces Français, qui exigent d’avoir les documents en français : que ne se contentent-ils de l’anglais comme tout le monde, c’est encore une manifestation de leur arrogance ! ». Et contradictoirement, nos amis québécois, pour ne citer qu’eux, ne se font pas faute d’épingler telle ou telle figure marquante en Europe, le responsable français de la Banque centrale européenne, pour ne pas le citer, qui ayant à s’adresser à un auditoire majoritairement francophone s’est exprimé en anglais : « Ah ! Il a trahi sa langue ! »… Alors, il faudrait savoir : ou bien nous parlons trop ou bien nous ne parlons pas assez français. En réalité, les deux griefs sont également justifiés : nous ne le parlons pas toujours à bon escient. Et peut-être y aurait-il lieu d’inventer quelque chose comme une déontologie de la langue pour les Français en situation de communication internationale ; mais je referme cette courte parenthèse, qui visait simplement à montrer que le comportement des Français à l’égard de leur langue est un comportement en lui-même un peu ambigu. Les raisons en sont complexes, je ne peux pas entrer dans les détails aujourd’hui.
Offrir des repères linguistiques forts, cela veut dire aussi garantir à nos concitoyens le droit au français, en leur permettant de disposer dans leur vie quotidiennes, au travail, pour l’accès au savoir, pour l’accès à la culture, d’une information en langue française. Et la garantie de ce droit réside en France pour partie dans l’application d’un dispositif législatif et réglementaire. Pour l’essentiel, et je schématise, il s’agit d’une loi, dite loi Toubon, du 4 août 1994, qui garantit un droit au français. On a beaucoup ironisé sur cette loi, qui a été mal comprise, comprise comme une machine de guerre contre l’anglais qu’elle n’est pas, ou en tout cas pas exclusivement. C’est une loi qui prévoit par exemple que toute enseigne ou affiche doit être écrite en français, ce qui n’empêche pas de l’écrire dans d’autres langues ; la loi dispose que l’usage du français est obligatoire dans la présentation des produits, mais elle n’interdit pas l’usage d’autres langues. Elle garantit simplement un droit, un droit démocratique qui est le droit imprescriptible pour tout citoyen de recevoir une information dans sa langue et de s’exprimer s’il le souhaite dans sa langue.
C’est en termes de droits qu’il faut poser aujourd’hui le problème des langues en Europe et c’est en ceci que la question rejoint la défense des droits démocratiques, ce n’est pas simplement une question identitaire, c’est une question qu’il faut placer sur le terrain du droit. Cette démarche n’est évidemment pas sans relation avec les positions que peut défendre la France sur l’échiquier international. Peut-être l’anglais n’en a-t-il pas fini avec ce « villain » qu’est le français sur le champ international. Peut-être, parce qu’en effet, une prise de conscience générale des langues comme des droits d’expression, au même titre que la défense de l’environnement, est quelque chose aujourd’hui qui commence à s’imposer.
Je ne m’étends pas non plus sur ce point, j’ajouterai seulement que réaffirmer la primauté du français peut vouloir dire, et doit vouloir dire : mettre la langue au service de la cohésion sociale. C’est toute la problématique de l’intégration linguistique des populations immigrées – une des caractéristiques fortes de l’Europe dans ses évolutions actuelles – qui est ici visée. Car il ne faut pas croire qu’on intégrera ces populations dans la langue globale ; et les pays qui sont les plus réticents à l’égard d’une politique linguistique publique, je pense par exemple aux Pays-Bas, qui sont d’ailleurs les plus réticents à l’égard de toute forme de politique culturelle portée par l’Etat, ces pays se sont aperçus que s’ils n’intégraient pas les populations immigrées dans leurs langues nationales, ils risquaient d’avoir des problèmes de cohésion sociale, dont hélas l’assassinat d’un Théo van Gogh aux Pays-Bas fournit une tragique illustration.. Par conséquent, le thème de la langue peut revenir sur le devant de la scène sous la simple pression des flux migratoires.
Enfin, offrir à ses concitoyens des repères linguistiques forts, c’est bien entendu contribuer à l’enrichissement et à la modernisation de la langue ; je pense aux travaux de Commission de terminologie et de néologie et plus généralement à l’action des linguistes pour faire en sorte que chacune de nos langues continue à exprimer les réalités du monde contemporain.
Je n’insiste pas non plus sur ce point, mais en France, nous ne disons pas « computer », nous disons « ordinateur », ça peut en étonner certains, mais c’est un fait ; nous avons également inventé, et de toutes pièces, le mot « logiciel » alors que la plupart des autres langues utilisent volontiers « software ». C’est dire simplement que le travail concerté d’invention terminologique peut contribuer à enrichir la langue et lui permettre de garder sa fonction d’usage, car c’est justement là qu’est le problème. Et dans cette tâche, nous bénéficions, ce n’est pas un hasard, de l’appui de l’Académie française – fondée par Richelieu : comme vous le voyez, je ne m’éloigne pas de notre propos.
Mais notre objectif n’est pas simplement d’offrir des repères linguistiques à nos concitoyens, c’est aussi de promouvoir le plurilinguisme pour garantir l’usage et le maintien du français en Europe et dans le monde (puisqu’à cet égard, l’Europe est le microcosme de la planète) ; et de promouvoir la langue française pour garantir le plurilinguisme, parce que défendre sa langue, c’est aussi défendre la langue des autres.
Voilà qui nous amène à la question du décentrement ou de la diversité, et si vous voulez bien que Lépold Sédar Senghor, dont nous célébrons cette année le centenaire de la naissance, symbolise la diversité, voilà qui nous ramène à la mission Senghor.
Dans la cacophonie universelle, en effet, il ne faut pas croire que face aux atouts économiques offerts par une langue commune, le français se sauvera seul. En tout état de cause, nous le savons désormais, il ne se sauvera pas seul en Europe, où nous ne réussirons à préserver les chances du français que si nous parvenons à préserver en l’organisant (c’est à dire en la maîtrisant) la diversité linguistique. A passer de la cacophonie à la polyphonie…
On réduit trop souvent la question des langues en Europe à une question qui touche au fonctionnement des institutions européennes, où la diversité linguistique est généralement vécue comme un obstacle qu’il faudrait surmonter. Parce que l’Union européenne vit négativement la diversité des langues dans le fonctionnement de ses institutions, elle éprouve quelque difficulté à la promouvoir positivement dans la mise en œuvre de ses politiques.
Mais la question des langues ne se pose pas simplement à l’intérieur des institutions : il faut bien distinguer les différents niveaux, les institutions européennes, le fonctionnement des institutions européennes, la société civile, l’apprentissage des langues à l’école, ce sont des problématiques tout à fait distinctes… Il faut se garder de calquer la situation des langues au sein des institutions européennes sur leur usage dans la société civile. Les régimes linguistiques qui sont mis en œuvre à Bruxelles n’ont pas vocation à s’imposer dans un espace de 460 millions d’individus, tout simplement parce que ces régimes linguistiques ne concernent que quelques dizaines de milliers d’individus tout au plus, même s’ils ont une fonction d’orientation et une fonction de « leadership », pour le dire en termes choisis.
La question des langues ne se pose pas simplement à l’intérieur des institutions européennes, parce qu’un idiome national n’est pas simplement un outil de communication, c’est aussi un marqueur d’identité et l’expression privilégiée d’une culture, et donc c’est une question qui revêt un caractère absolument crucial pour la construction de l’Europe. Des réponses que nous lui apporterons dépend pour partie le maintien d’une spécificité culturelle européenne et la possibilité pour cette spécificité culturelle européenne de s’affirmer en tant que telle sur le territoire de chacun de ses Etats comme à l’extérieur de ses frontières.
On résume d’ordinaire le débat par une alternative un peu caricaturale : ou bien un monolinguisme de fait s’imposera dans les relations inter-étatiques et finira par contagion par s’imposer, par gagner l’ensemble de la société – et il est vrai qu’on observe ça ou là une perte préoccupante de fonctionnalité des langues nationales dans certains secteurs : les langues européennes ne sont pas menacées par la langue globale, au sens où elles seraient contaminées et investies de l’intérieur par la langue globale qui commencerait à les déstructurer ; non, en réalité la véritable menace réside dans une perte de fonctionnalité, c’est-à-dire la « perte » d’un domaine où une langue nationale cesse d’être en usage, comme la recherche, l’enseignement supérieur, le commerce, bref des pans entiers de la vie sociale qui du jour au lendemain sont désertés en quelque sorte par la langue. Et si tel était le cas, il faudrait en assumer les conséquences. Cela voudrait dire que l’ensemble européen gagerait les progrès de son unité sur des atteintes multiformes à son identité culturelle qui, elle, est évidemment fondée sur la diversité.
On oppose donc au monolinguisme le choix d’un autre modèle, où les langues nationales continuent à s’imposer dans toutes les circonstances de la vie sociale. Mais il faut bien reconnaître que, sauf à entraver les progrès de la construction européenne, une telle approche suppose la mise en œuvre d’une politique dont il reste à définir les contours. Car comment faire coexister 20 langues au moins dans l’Union élargie ?. Dans la pratique, bien sûr, l’alternative n’est pas aussi tranchée, parce qu’on peut parfaitement admettre que, dans certaines situations de communication internationale, une langue globale puisse s’imposer, où le recours à une langue de spécialité empruntée à l’anglais, mais dont le lexique est d’ailleurs d’origine latine (voyez le langage de la recherche médicale) s’impose sans que le locuteur ait le sentiment de renoncer à son identité linguistique. Mais il est vrai aussi que la logique du marché intérieur risque de l’emporter pour favoriser l’émergence d’une langue partagée et d’hypothéquer, par effet induit, les possibilités d’expression des cultures nationales et a fortiori régionales.
C’est pourquoi, dans leur politique de la langue, les pouvoirs publics français considèrent aujourd’hui qu’il faut accompagner ou prolonger une politique de promotion du français en Europe par une politique européenne de la langue. De cette politique européenne de la langue, on commence à entrevoir les contours. Je dirai qu’elle repose sur trois mots – il me faudrait beaucoup plus de temps, et je ne vais pas en abuser, pour l’exposer dans le détail : COMPRENDRE, PARLER, TRADUIRE. Ou pour reprendre la métaphore de tout à l’heure, il y a trois manières d’éviter le court-circuit en supprimant la friction.
La première consiste à maintenir les langues en contact dans leur spécificité toute en permettant la communication : je parle ma langue, tu parles ta langue et nous nous comprenons, c’est toute la problématique de l’intercompréhension. Le ministre de la culture et de la communication, M. Renaud Donnedieu de Vabres, le dit souvent : « Etre européen, c’est parler sa langue et comprendre celle des autres », ce n’est pas nécessairement parler plusieurs langues, c’est s’exprimer dans sa langue et comprendre celle des autres. Comprendre, donc.
La seconde est l’inverse de la première : elle consiste à éviter le contact, purement et simplement, entre les langues en en supprimant une dans le dialogue individuel ce qui suppose l’apprentissage et la pratique de la langue du partenaire. C’est toute la problématique des langues étrangères dans les systèmes éducatifs nationaux. Je nous renvoie collectivement ici au plan pour l’apprentissage des langues élaboré par l’UE, le plan 2002-2006 qui ne fait que traduire en termes généraux des politiques qui sont souvent définies à l’échelon national. Mais il faut s’y faire, nous ne parlerons jamais un grand nombre de langues, même si ce serait sans doute souhaitable.
Il reste une troisième solution qui est celle du transvasement, du transfert, du passage de significations d’un système linguistique à un autre, et c’est la problématique de la traduction. Traduire me paraît ici le mot-clé, parce que c’est la traduction qui permettra sans doute aux langues européennes de subsister dans leur diversité. Traduire est une pratique qui se trouve depuis toujours au coeur de la culture européenne. Umberto Eco, on cite souvent cette phrase, le disait : « La langue de l’Europe, c’est la traduction. » Je crois qu’on ne peut pas le dire plus nettement : de même que l’identité culturelle de l’Europe n’est pas une mosaïque dont il suffirait d’assembler les morceaux comme les pièces d’un puzzle où l’on finirait par lire son vrai visage, mais un tissu des réseaux qui se croisent et s’entrecroisent, un tissu des réseaux d’inégale densité bien entendu ; et bien, de la même manière, l’identité linguistique de l’Europe, s’il fallait la chercher, est dans le passage incessant, les passerelles qui sont jetées d’une langue à l’autre grâce à la traduction, c’est-à-dire à la possibilité pratique de transposer des réseaux de signification d’une langue dans une autre. La traduction fait partie du projet européen dans son épaisseur historique comme dans sa projection vers l’avenir, et le maintien du plurilinguisme, constitutif de l’identité européenne exige un effort collectif pour organiser la diversité, et organiser la diversité, c’est organiser le passage d’une langue à l’autre.
Voilà ma conviction profonde et quelques-uns des chantiers sur lesquels nous travaillons aujourd’hui. On cite souvent un texte tout à fait prémonitoire de Chateaubriand extrait des Mémoires d’outre-tombe – c’est une méditation sur la globalisation avant la lettre : « Quelle serait une société universelle ? se demande Chateaubriand. Quelle serait une société universelle qui n’aurait point de pays particulier ? Qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne, ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu’en résulterait-il pour ses moeurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ? De la fusion des sociétés résultera-t-il un idiome universel ou bien y aura-t-il un dialecte de transaction servant à l’usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien des langues diverses seraient-elles entendues de tous ? Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d’ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d’un globe souillé partout ? Il ne resterait qu’à demander à la science les moyens de changer de planète ».
Comme nous n’avons l’intention ni de changer de langue ni de planète, il ne reste plus qu’à demander à la politique de la langue française de nous aider à mieux habiter la nôtre.
Je vous remercie.