Madame Julia KRISTEVA, Psychanaliste, écrivain.
« Diversité, c’est ma devise »
Ainsi s’exprime Jean de La Fontaine, dans « Pâté d’anguille ». Quel génie plus français que celui du fabuliste ? Pourtant, n’en déplaise aux avocats de la célèbre « diversité culturelle » française, nombreux sont ceux qui suspectent notre pays de ne chérir que sa propre diversité, elle-même cultivant avec gourmandise la palette de ses vins, fromages, parfums et autres raffinements libertins ; mais de ne faire qu’entrouvrir son coeur et ses institutions républicaines à la diversité du monde.
Citoyenne européenne, de nationalité française, d’origine bulgare et d’adoption américaine, je ne suis pas insensible à ces amères critiques. Néanmoins, après quelques décennies passées dans l’Hexagone, et à l’occasion de ce recueil de réflexions sur la diversité européenne, je souhaiterais insister sur trois aspects de mon expérience, qui me semblent illustrer l’apport français à la spécificité européenne.
D’abord, l’Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues sinon plus qu’elle ne comporte de pays. Ce multilinguisme est le fond de la diversité culturelle qu’il s’agit d’abord de sauvegarder et de respecter – pour sauvegarder et respecter les caractères nationaux – mais qu’il s’agit aussi d’échanger, de mélanger, de croiser. Au XIIe siècle, saint Bernard avait fait de l’homme européen un sujet amoureux, en mixant le « Cantique des cantiques », son expérience de croisé et ses connaissances auto-analytiques du corps, inséparable d’un esprit tourmenté, qui a su néanmoins trouver l’apaisement dans la béatitude. La Renaissance nous réconcilie avec le miracle grec et les fastes romains. Au XVIIe siècle, Descartes a su révéler à la science naissante et à l’essor économique en route, un Ego Cogito. Le XVIIIe siècle apporta, avec les charmes du libertinage et la misère de gueux, ce souci des singularités qui devait se cristalliser dans les « droits de l’homme ». Après l’horreur de la Shoah, le bourgeois du XIXe siècle et le révolté du XXe siècle doivent affronter une autre ère. Aujourd’hui, la diversité linguistique européenne est en train de créer des individus kaléidoscopiques capables de défier aussi bien le bilinguisme du globish english imposé par la mondialisation, que cette bonne et vieille francophonie, qui a bien du mal à sortir de son rêve versaillais pour devenir l’onde porteuse de la tradition et de l’innovation dans le métissage. Une nouvelle espèce émerge peu à peu : le sujet polyphonique, citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale. J’essaierai de formuler quelques avis, forcément subjectifs, sur cette modulation en cours, singularisant à l’extrême l’univers psychique intrinsèquement pluriel qui sera celui des futurs européens. Une polyphonie à laquelle les jeunes Européens s’essaient progressivement, et que j’ai eu la chance d’entrevoir il y quarante ans déjà, lorsque le général de Gaulle m’accorda une bourse d’études à Paris : cet Européen sceptique, mais visionnaire confirmé, s’adressait déjà à une Europe « de l’Atlantique à l’Oural ».
J’aborderais ensuite la diversité que représente le « modèle social français », cette chimère – à maintenir et à perfectionner –, dont je prétends qu’elle fait partie d’un modèle européen de la liberté, si nécessaire aujourd’hui face à l’automatisation de l’espèce sous l’emprise de la technique.
Enfin, en m’étonnant du peu d’effort que nous faisons pour essayer de faire comprendre hors de nos frontières ce que laïcité française veut dire, j’exposerai mon souci de voir cette autre « exception française » prise au sérieux, de par le monde, par tous ceux qui sont de plus en plus conscients que le flirt avec les communautarismes n’est pas étranger au « heurt des religions ».
I. L’autre langue ou la condition d’être en vie
L’étranger – et désormais l’Européen passant d’un pays dans un autre, parlant la langue de son pays avec celle, voire celles des autres –, se distingue de celui qui ne l’est pas parce qu’il parle une autre langue. En Europe, nous ne pourrons pas, nous ne pouvons plus échapper à cette condition d’étrangers qui s’ajoute à notre identité originaire, en devenant une doublure plus ou moins permanente de notre existence.
A y regarder de plus près, le fait est moins banal qu’il y paraît ; il révèle un destin exorbitant : tragédie tout autant qu’élection. A la croisée de deux langues au moins, je pétris quant à moi un idiome sous l’apparence lisse de ces mots français, polis comme la pierre des bénitiers, et les dorures noires des icônes orthodoxes. Et charge d’allusions prophétiques la clarté de ceux qui sont parce qu’ils raisonnent.
La souffrance, dans ce vaillant métissage ? J’attendais la question et ma réponse n’est qu’à demi fourbie. Il y a du matricide dans l’abandon d’une langue natale, et si j’ai souffert de perdre cette ruche thrace, le miel de mes rêves, ce n’est pas sans le plaisir d’une vengeance, certes, mais surtout sans l’orgueil d’accomplir ce que fut d’abord le projet idéal des abeilles natales. Voler plus haut que les parents : plus haut, plus vite, plus fort. Ce n’est pas pour rien que les Balkans actuels sont les héritiers de la Grèce, de Byzance, de l’Empire ottoman – nos enfants auront le russe, l’anglais, le français, « l’américain », la mondialisation pour eux. Destin toujours douloureux, l’exil est la seule voie qui nous reste, depuis Rabelais, la chute du mur de Berlin et le crime organisé des oligarques, pour rechercher la dive bouteille. Laquelle ne se trouve jamais que dans la recherche se sachant chercher, ou dans l’exil s’exilant de sa certitude exilaire, de son insolence exilaire. Dans ce deuil infini, où la langue et le corps ressuscitent dans les battements d’un français greffé, j’ausculte le cadavre toujours chaud de ma mémoire maternelle. Ni involontaire ni inconsciente, mais je dis bien maternelle : parce qu’à la lisière des mots musiqués et des pulsions innommables, au voisinage du sens et de la biologie que mon imagination a la chance de faire exister en français – la souffrance me revient, Bulgarie, ma souffrance.
Je dialogue donc avec la Bulgarie dans cette expérience de l’« autre langue », mais j’entends bien qu’il y a France dans « souffrance ».
De fait, mon dialogue s’adresse autant sinon davantage à la langue choisie qu’à la langue donnée de naissance.
La clarté logique du français, l’impeccable précision du vocabulaire, la netteté de la grammaire séduisent mon esprit de rigueur et impriment – non sans mal -, une droiture à ma complicité avec la mer noire des passions. Je regrette d’abandonner les ambiguïtés lexicales et les sens pluriels, souvent indécidables de l’idiome bulgare, insuffisamment rompu au cartésianisme, en résonance avec la prière du cœur et la nuit du sensible. Mais j’aime la frappe latine du concept, l’obligation de choisir pour tracer la chute classique de l’argument, et cette impossibilité de tergiverser dans le jugement qui s’avère, en français, plus politique en définitive que moral. Les ellipses de Mallarmé me séduisent : tant de contractions dans l’apparente blancheur d’un contenu insignifiant confèrent à chaque mot la densité d’un diamant, les surprises d’un coup de dès.
Je me suis à tel point transférée dans cette autre langue, que je parle depuis quarante ans, que je suis presque prête à croire les Américains qui me prennent pour une intellectuelle et écrivain française. Il m’arrive cependant, quand je reviens en France d’un voyage à l’Est, à l’Ouest, au Nord ou au Sud, de ne pas me reconnaître dans ces discours français qui tournent le dos au mal, à la misère du monde et exaltent la tradition de la désinvolture – quand ce n’est pas du nationalisme -, pour tout remède contre notre siècle qui, hélas, n’est plus ni le « grand siècle » ni celui de « Voltaire-Diderot-Rousseau ».
Et pourtant, j’aime retrouver la France. Je l’ai écrit dans Possessions, et je le répète : J’aime retrouver la France. Plus d’opacité, plus de drames, plus d’énigmes. L’évidence. Clarté de la langue et du ciel frais.
Je sais bien qu’il y a France et France, et que tous les Français ne sont pas si limpides qu’ils voudraient le faire accroire. Pourtant, quand on revient de Santa Barbara, cette vision s’impose. Pas un millimètre de paysage qui ne réfléchisse ; l’être est ici immédiatement logique. Tout effort s’y dissout et l’argumentation, cependant permanente, s’évide en séduction, en ironie.
Je loge mon corps dans le paysage logique de France, m’abrite dans les rues lisses, souriantes et aisées de Paris, frôle ces gens quelconques qui se refusent, mais désabusés, d’une intimité impénétrable et, tout compte fait, polie. Les Français ont bâti Notre-Dame, le Louvre, conquis l’Europe et une grande partie du globe, puis sont rentrés chez eux : parce qu’ils préfèrent au plaisir guerrier un plaisir qui va de pair avec le bien-être, la sérénité. Mais parce qu’ils préfèrent aussi le plaisir à la réalité, ils continuent de se croire les maîtres du monde, ou du moins une grande puissance. Ce monde – agacé, condescendant, fasciné -, qui semble prêt à les suivre, à nous suivre. Souvent à contrecœur, mais quand même, pour l’instant. La violence des hommes a cédé ici devant le goût de rire, tandis qu’une discrète accumulation d’agréments laisse imaginer que le destin est synonyme de décontraction. Et j’en oublie la mort qui règne à Santa Barbara.
Notre fierté de diffuser la francophonie, qui se heurte à l’expansion de l’anglais et du globish, entre autres, tient-elle compte de ces délices et de ces douleurs ? Pour transmettre le goût de la langue française, de sa tradition littéraire et de ses mutations actuelles, il nous faudrait peut-être commencer par élucider et rendre partageable l’actualité française : sa pensée, ses arts, ses débats. En les formulant dans les langues des autres – l’Europe et le monde nous invitent, à leur tour, dans ce voyage où les Français de souche auront tout à gagner – nous pourrions convaincre et séduire, avant de relever le goût de la francophonie et de partager, rêvons un peu, sa attraits et ses gloires.
II. La fierté des misérables et le droit de jouir
Sans entrer davantage dans cette cohabitation avec « l’ autre langue », je m’interrogerai sur le contexte culturel et politique dans lequel elle se déroule. L’actualité sociale et politique le prouve : notre pays est celui où la liberté comprise comme révolte prend une ampleur considérable, peut-être unique au monde.
D’abord, l’unité nationale française est une réalisation historique qui revêt les allures d’un culte ou d’un mythe. Bien sûr, chacun appartient à sa famille, au clan de ses amis ou de sa profession, à sa province, etc. Il n’en existe pas moins une cohérence nationale française, peut-être plus compacte qu’ailleurs, ancrée dans la langue, héritière de la monarchie et des institutions républicaines, enracinées dans l’art de vivre et dans cette harmonisation des coutumes partagées qu’on appelle le goût français. Le monde anglosaxon est un monde familial. En France, la famille est un refuge essentiel, cela va de soi, mais c’est ici aussi que Gide a pu dire : « Familles, je vous hais ». L’enveloppe métafamiliale n’est ni la Reine ni le Dollar, mais la Nation. Montesquieu l’a dit une fois pour toute dans L’Esprit des lois : « Il y a deux sortes de tyrannie : une réelle qui consiste dans la violence du gouvernement, et une d’opinion qui se fait sentir lorsque ceux qui gouvernent établissent des choses qui choquent la manière de pensée de la Nation ». Cette » manière de pensée de la Nation » est une donnée politique partout (depuis la Renaissance… et les guerres napoléoniennes ?), elle est une fierté et un facteur absolu en France. Qu’elle puisse dégénérer en nationalisme étriqué et xénophobe, nous en avons maints témoignages dans l’histoire récente. Mais ne pas en tenir compte serait, pour le moins, une légèreté.
De surcroît, cette cohérence aime à se fragmenter : des réseaux, des sous-ensembles, des clans tous plus captieux les uns que les autres, en rivalité entre eux, engendrent aussi bien une belle et amusante diversité qu’une pernicieuse cacophonie. Chamfort l’avait déjà constaté : « En France, il n’y a plus de public ni de nation par la raison que la charpie n’est pas du linge ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que la charpie n’a pas diminué sous la Ve République, les différents partis politiques en savent quelque chose ! Cela dit, l’espace politique est destiné à harmoniser ces désirs conflictuels, ces rapports de forces incompatibles. Cet équilibrage est-il plus défaillant en France que dans d’autres pays ? Je ne le pense pas. Les Français aiment paraître : se montrer, manifester, faire partager leurs états d’âme et de porte-monnaie sur la place publique. En même temps, cette exhibition du mal être ne culmine pas dans une apothéose des médias. On n’y croit pas beaucoup, on s’en méfie, on s’en moque. On en est impressionné, bien sûr, mais on ne se laisse pas embrigader dans un « Monica Gate » ou dans un procès « OJ Simpson ». Bien qu’ils aiment le spectacle, les Français rient de la théâtralisation.
Quant à la fierté nationale, elle peut devenir une arrogance poujadiste et une paresse d’entreprendre : beaucoup de Français boudent l’Europe et le monde, et se contentent de cultiver « le temps perdu » en guise de consolation. Mais elle a aussi des aspects qui sont de véritables atouts dans cette ère postindustrielle. Pour ce « peuple », celui de Robespierre ou de Saint-Just et de Michelet, la pauvreté n’est pas une tare : « Le peuple toujours malheureux », disait Sieyès ; « Les malheureux m’applaudissent », se félicitait Robespierre ; « Les malheureux sont la puissance de la terre », concluait Saint-Just. En voilà une glorieuse mémoire qui justifie les smicards et autres Rmistes lorsqu’ils élèvent la voix. Plus que dans d’autres pays, ils éprouvent un sentiment de supériorité : celui d’appartenir à une civilisation prestigieuse, que pour rien au monde ils ne troqueraient contre les appâts de la globalisation. Dommage, dit-on, les Français restent peu entreprenant et peu compétitifs. Même nos étudiants hésitent à poursuivre leurs études à l’étranger, alors que nous avons en échange beaucoup d’étudiants étrangers, friands de venir s’initier aux enseignements français. Mais nombreux sont ceux qui commencent à se rendre compte du déséquilibre et essaient de remédier à cette retraite. En revanche, le sens de la dignité déculpabilisant la pauvreté et valorisant la qualité de la vie devient de nouveau une perspective séduisante pour les peuples en voie de développement, ainsi que pour ceux du monde industriel qui se sentent oppressé par la robotisation, les horaires inhumains , le chômage, l’absence de sécurité sociale, etc.
Évidemment, lorsque cette personne fière d’elle-même et exigeante qu’est le « peuple » de France s’adresse aux pouvoirs publics, le dialogue soi-disant souhaité tourne à l’épreuve de force. Mais il ne faut pas croire pour autant que les rouages soient bloqués. Et si, au contraire, on parvenait à prendre au sérieux les demandes populaires de mieux répartir la richesse nationale… et mondiale ? Ce serait un précédent qui ne laisserait pas indifférents les autres pays… Car une Europe compétitive ne sera vraiment libre que si elle parvient à concilier les rythmes de la globalisation avec les exigences populaires que la France exprime aujourd’hui avec le plus de conviction.
Nous avons cependant l’impression que le pays traverse une véritable dépression comme il en existe chez les individus. La dépression est, on le sait, une des maladies les plus fréquentes de notre temps. Une statistique récente a montré que notre pays est un de ceux où la mortalité par suicide est parmi la plus forte du monde : en quatrième position en Europe, après la Finlande, le Danemark et l’Autriche (évidemment, on ne compte pas l’ex-bloc soviétique, le Japon et la Chine). Les causes d’une dépression sont complexes : blessures narcissiques, carences de la relation maternelle, absences d’idéaux paternels, etc. Toutes conduisent le sujet déprimé à déconsidérer les liens : les liens du langage pour commencer (le déprimé ne parle pas, il ne croit pas à la communication, il s’enferme dans le silence et les larmes, l’inaction et l’immobilité), les liens de la vie pour finir (le culte de la mort et le suicide s’ensuivent). On observe de plus en plus aujourd’hui que la dépression individuelle est aussi l’expression d’une détresse sociale : perte de travail, chômage de plus ou moins longue durée, humiliations professionnelles, pauvreté, absence d’idéaux et de perspectives.
De même, on constate que la France vit une dépression nationale analogue à celle qui frappe des personnes privées. Nous avons perdu l’image de grande puissance que de Gaulle avait reconquise. La voix de la France se laisse de moins en moins entendre, elle a du mal à s’imposer dans les négociations européennes et encore plus dans la compétition avec l’Amérique. Les flux migratoires ont créé les difficultés que l’on sait, et un sentiment plus ou moins justifié d’insécurité, voire de persécution, s’installe. Les idéaux et perspectives clairs et faciles comme en fournissaient les idéologies démagogiques mais non moins séductrices, ne sont plus de mise. Le pays, dans ce contexte, ne réagit pas autrement qu’un patient déprimé. La réaction première du déprimé est de se retirer : on s’enferme chez soi, on ne sort pas de son lit, on ne parle pas, on se plaint. Beaucoup de Français déconsidèrent la vie communautaire et politique, n’agissent plus, gémissent, ont peur des autres, redoutent l’Europe. Que deviennent alors l’arrogance patriotarde et les cocoricos bien connus, qui sont aussi de tradition, et qui font que les Français méprisent facilement les autres, préfèrent oublier le monde et ne veulent pas se déranger pour entreprendre : par un excès d’assurance ? Aujourd’hui cette vantardise s’accompagne d’autodépréciation, quand elle ne cède pas à la dévalorisation de soi et d’autrui. D’ailleurs, le déprimé est une personne aux idéaux tyranniques, et c’est bien son surmoi draconien, exigeant la perfection supposée méritée et due qui, en profondeur, commande la dépression. J’ai formulé cette hypothèse en 1990 dans une lettre ouverte à Harlem Désir . Depuis, ce malaise a subi des hauts et des bas, et nous avons touché le fond avant la « dissolution » de 1997. On remarque cependant, après les élections qui ont suivi, accompagnées d’une reprise économique en cours ou promise, que l’humeur des Français s’améliore. La campagne en vue des élections présidentielles en 2007, qui a mobilisé les Français d’une manière surprenante et bien au-delà des participations antérieures, semblent indiquer qu’un regain d’esprit citoyen est en cours. Mais les latences dépressives n’ont pas disparu pour autant.
Face à un patient déprimé,l’analyste commence par rétablir la confiance en soi : par restaurer l’image propre ainsi que la relation entre les deux protagonistes de la cure, pour que la parole redevienne féconde, et qu’une véritable analyse critique du mal-être puisse avoir lieu. De même, la nation déprimée nécessite une image optimale d’elle-même, avant d’être capable d’efforts pour entreprendre une intégration européenne, par exemple, une expansion industrielle et commerciale, ou un meilleur accueil des immigrés.Il ne s’agit pas de flatter les Français, ni d’essayer de les bercer d’illusions sur des qualités qu’ils n’auraient pas. Mais l’héritage culturel de la Nation, ses capacités esthétiques autant que techniques et scientifiques – malgré toutes les critiques, ô combien justifiées ! – ne sont pas suffisamment mis en valeur, notamment par les intellectuels, toujours prompts à exceller dans le doute et à pousser le cartésianisme jusqu’à la haine de soi. « Les nations, comme les hommes, meurent d’imperceptibles impolitesses », écrivait Giraudoux. Je me demande si notre générosité tiers-mondiste et cosmopolite ne nous a pas entraînés, souvent, à commettre d’imperceptibles impolitesses qui contribuent à aggraver la dépression nationale. Il est temps de la soigner. Car si le déprimé ne se suicide pas, il trouve un soulagement à son mal dans la réaction maniaque : au lieu de se déprécier, de se freiner ou de s’enfermer dans l’inaction, le déprimé se mobilise dans la chasse à quelque ennemi, de préférence imaginaire, et s’engage dans des guerres, forcément saintes. Vous aurez reconnu le Front national, et les intégrismes (plusieurs fois, ces dernières années, ces archaïsmes et cette xénophobie m’ont fait songer à un nouvel exil : quitter l’Hexagone, m’établir aux Etats-Unis, au Canada… Affronter d’autres archaïsmes, d’autres xénophobies ?)
Dans l’attente, je fais confiance au respect de l’espace public ; à la déculpabilisation de la misère et à la solidarité qui l’accueille; à la fierté de l’héritage culturel; au culte du « jouir » et de la liberté ; à la construction d’une Europe dynamique et juste, que la France n’a pas simplement à rejoindre, mais surtout à inspirer. Je me méfie de l’attraction qu’exercent l’archaïsme, le nationalisme (qui n’est pas la nation), et le sexisme.Le peuple français incarne à la fois le mécontentement des misérables (ceux de Robespierre et de Hugo) et l’outrecuidance d’une nation qui jouit (de Rabelais à Colette). Est-ce un handicap ? Cela peut être une chance à l’intérieur de l’espace européen, pour ne pas mourir en célébrant la fin de l’histoire à coups de marketing. Les nouvelles formes de révoltes réclament cependant, plus que jamais, l’intervention des élites et des groupes dits spécialisés (professions, classes d’âge, etc.). Il est impossible de concilier le « peuple », les « élites » et les « secteurs d’opinion » ? Difficile, certes, mais impossible ? Pour ne parler que des « élites », ce n’est pas le peuple qui les déconsidère, ce sont les « élites » elles-mêmes qui, lorsqu’elles oublient de s’inquiéter, s’enferment dans la technique et se déchirent en guerres fratricides. Mais ces élites existent et, dans les laboratoires comme dans les universités ou dans la création artistique, les réalisations ambitieuses ne manquent pas. Un exemple : la rencontre biologie-droit-philosophie-psychanalyse-esthétique, au programme de l’Institut de la pensée contemporaine, que j’ai créé avec d’autres à l’université Paris-Diderot, si nécessaire pour prolonger l’essor de la biologie, mais aussi pour faire face à ses dérives, c’est bien par les chercheurs français qu’elle est le mieux envisagée : et elle ne laisse pas l’opinion publique indifférente.
Alors, sommes-nous en régression par rapport aux années 60 ? J’entends dire aux Etats-Unis : « Il ne se passe plus rien en France ». C’est à voir. En apparence, ce qui se passe est moins spectaculaire – le spectacle est saturé de shows, le travail en profondeur passe rarement ou mal sur le petit écran. Mais il suit son cours, et peut-être même plus sérieusement qu’auparavant. La France est attendue en Europe : il revenait peut-être à une étrangère, à une Française d’adoption, de le souligner à la veille de ces élections qui suscitent tant de malaises et de promesses, car la France est malgré tout le porteur privilégié d’un modèle de liberté dont l’Europe est le berceau et dont le monde a besoin.
III. Modèle social français ou deux modèles de civilisation
En effet, la chute du Mur de Berlin en 1989 a rendu plus nette la différence entre deux modèles de culture : la culture européenne et la culture nord-américaine. Je précise d’emblée, pour éviter tout malentendu, qu’il s’agit de deux conceptions de la liberté que les démocraties occidentales, dans leur ensemble et sans exception, ont le privilège d’avoir élaborées et essayé d’appliquer ; nous n’en sommes pas suffisamment fiers. Deux conceptions de la liberté qui s’appuient sur les traditions grecque, juive et chrétienne, et qui, malgré les impasses et les horreurs bien connues, restent notre valeur suprême. Ces deux conceptions de la liberté peuvent être souvent, et particulièrement à l’étape actuelle, opposées sinon en guerre. Leur examen nous fera mieux comprendre ce qui semble éloigner aujourd’hui l’Europe et l’Amérique, bien plus radicalement que ne le font des intérêts économiques et politiques immédiats. Cependant, et fondamentalement, ces deux versions de la liberté sont complémentaires et, à mes yeux, également présentes en nous, de quelque côté de l’Atlantique que nous nous trouvions. Au risque d’être schématique, je continuerai néanmoins de les opposer dans ce qui suit pour la clarté de mon exposé. C’est Kant, dans Critique de la raison pure (1781) et Critique de la raison pratique (1789) qui définit, pour la première fois au monde, ce que d’autres êtres humains avaient probablement expérimenté, sans atteindre sa clarté de conscience : à savoir que la liberté n’est pas négativement une « absence de contrainte », mais qu’elle est positivement la possibilité d’autocommencement : « self-beginning », Selbstanfang. Identifiant la « liberté » avec « l’autocommencement », Kant ouvre la voie à une apologie de la subjectivité entreprenante, de l’initiative du self – si je puis me permettre de lire au plan personnel sa pensée en fait « cosmologique ». Simultanément, le philosophe ne manque pas de subordonner la liberté de la Raison, qu’elle soit pure ou pratique, à une Cause : divine ou morale.
J’extrapole en disant que dans un univers de plus en plus dominé par la technique, la liberté devient progressivement l’aptitude à s’adapter à une « cause » toujours extérieure au self, mais désormais de moins en moins cause morale, et de plus en plus cause économique : dans le meilleur cas, les deux à la fois. Dans cet ordre de pensée, que favorise le protestantisme je fais allusion au travail de Max Weber sur les liens entre capitalisme et protestantisme , la liberté apparaît comme une liberté de s’adapter à la logique des causes et des effets : Hannah Arendt a dit au « calcul des conséquences », à la logique de la production, de la science, de l’économie. Etre libre serait être libre de tirer les meilleurs effets en s’adaptant à l’enchaînement des causes et des effets : libre de s’adapter au marché de la production et du profit.
La globalisation et le libéralisme sont l’aboutissement de cette liberté, dans laquelle vous êtes libre… de commencer à vous inclure dans la chaîne des causes-et-des-effets. La Cause Suprême (Dieu) et la Cause Technique (Dollar) étant les deux variantes, solidaires et coprésentes, qui garantissent le fonctionnement de nos libertés au sein de cette logique qu’on pourrait appeler d’instrumentalisation. Je ne nie pas l’ampleur et les bienfaits de cette forme de liberté qui sait s’adapter à la chaîne causes-effets, et culmine dans un type particulier de pensée, dont l’apogée est la pensée scientifique, la pensée-calcul. Je pense qu’elle est un moment capital du développement de l’humanité accédant à la technique, au libre marché et à l’automatisation. La civilisation américaine est la mieux adaptée à cette liberté-là. Je dis seulement que cette liberté n’est pas la seule. Il existe un autre modèle de liberté. Il apparaît dans le monde grec, au cœur de la philosophie, avec les présocratiques, et se développe par l’intermédiaire du dialogue socratique. Sans être subordonnée à une cause, cette autre liberté est préalable à la concaténation des « catégories » aristotéliciennes, qui sont déjà en elles-mêmes des prémisses de la raison scientifique et technique : cette liberté fondamentale est dans l’Etre, et dans l’Etre de la parole qui se livre, se donne, se présente à soi-même et à l’autre, et en ce sens se libère. Cette libération de l’Etre de la Parole par et dans la rencontre entre l’Un et l’Autre a été mise en évidence dans la discussion que Heidegger a entreprise de la philosophie de Kant (séminaire de 1930, publié sous le titre L’Essence de la liberté humaine .) Il s’agit d’inscrire cette liberté de la rencontre surprenante dans l’essence de la philosophie, en tant que questionnement infini, avant que la liberté se fixe — mais seulement ultérieurement — dans l’enchaînement des causes et des effets, et dans leur maîtrise.
A l’horizon du monde moderne, il importe aujourd’hui d’insister sur cette deuxième conception de la liberté – qui se donne dans l’Etre de la Parole à travers la Présence du Soi à l’Autre – bien distincte du libéralisme ; c’est un libéralisme qu’on dit « du laisser-aller ».
Les connotations psychologiques et sociales de cette liberté ainsi formulées sont évidentes. C’est le poète qui en est le détenteur privilégié. Mais aussi le libertin, bravant les convenances des causes-effets sociaux pour faire apparaître et formuler son désir dissident. Mais aussi le transfert et le contre-transfert de l’expérience analytique. Mais aussi le révolutionnaire qui inscrit les privilèges de la personne singulière au-dessus de toute autre convention : car tel fut le fondement des Droits de l’Homme, et la devise de la Révolution française, Liberté-Egalité-Fraternité, qui renforça radicalement les avancées du Habeas Corpus anglais. Si nous sommes capables d’entendre et d’interpréter ces figures, ces expériences, ces discours, nous saurons mieux nous défaire d’une vision du XVIIIe siècle devenue désormais dominante, surtout à l’étranger, qui confond l’héritage des Lumières avec un universalisme abstrait.
Nous sommes en train de construire l’Union européenne, avec des difficultés et des impasses que nul n’ignore. Dans ce concert, souvent chaotique, la voix de la France qui essaie de se faire entendre, non sans mal, pour bâtir une « Europe sociale », n’est pas sans trouver d’écho auprès des autres gouvernements et d’une opinion publique jalouse de sa tradition culturelle. Nous avons le sentiment de proposer un « modèle de société » qui ne serait pas, ou pas uniquement celui du « libéralisme » souvent identifié au « modèle américain ». Cette insistance sur notre différence culturelle n’est pas seulement due à un enracinement dans une mémoire et une tradition qui seraient plus anciennes, « raffinées », « sophistiquées », parce que provenant du « vieux continent ». Elle relève de la conviction que nous avons cette autre conception de la liberté : celle qui privilégie l’être, et notamment l’être singulier, à l’encontre de la nécessité économique et scientifique. Lorsque le gouvernement français – qu’il soit de gauche ou de certains courants de la droite gaulliste — insiste sur la « solidarité » face au « libéralisme », il s’agit ni plus ni moins de défendre cette variante de liberté.
On décèle aisément les risques de cette attitude : ignorer la réalité économique, s’enfermer dans des revendications corporatistes, abandonner la compétition mondiale et se retirer dans la paresse et les archaïsmes. C’est pourquoi il est nécessaire de rester vigilants et de ne pas oublier les contraintes du monde technique, des « causes-et-effets ». Mais on voit aussi aisément les avantages de cet autre modèle de liberté, dont se font porteurs aujourd’hui les nations européennes. Cet autre modèle — qui est plutôt une aspiration qu’un projet fixe — est animé par un souci pour la vie humaine dans sa singularité la plus fragile : celle des pauvres, des personnes handicapées ou des personnes âgées, mais aussi par le respect des différences sexuelles et ethniques dans leur intimité spécifique, et non pas seulement dans leur rôle de consommateurs.
Pourrons-nous préserver cette conception de la liberté singulière pour l’humanité tout entière ? Rien n’est moins sûr, car tout indique que nous sommes emportés, sur cette terre, par le maelström de la pensée-calcul et de la consommation, avec, pour unique contrepoint, la renaissance des sectes où le sacré n’est pas une « mise en question permanente », comme l’exigerait la dignité humaine telle que je l’ai définie plus haut, mais une subordination à la même logique de causes et d’effets poussés jusqu’à l’absolu qu’est, en l’occurrence, le pouvoir asservissant de la secte ou du groupe fondamentaliste. En d’autres termes, l’alternative religieuse, pour autant qu’elle dégénère en heurts entre fondamentalismes, loin d’être un contrepoint à la maîtrise technologique, agit comme l’exact symétrique de la logique de compétition et de conflits, qu’elle renforce.
Dans ce contexte, l’Europe est loin d’être homogène et unie. La crise en Irak et la menace du terrorisme ont conduit certains à constater qu’un abîme séparerait les pays de la « Vieille Europe » de ceux de la « Nouvelle Europe », selon leur terminologie. Sans aller très loin dans la complexité de cette problématique, je voudrais exprimer deux opinions, nécessairement très personnelles, sur le sujet. D’abord, il est impératif que la « Vieille Europe », et la France en particulier, prennent vraiment au sérieux les difficultés économiques de la « Nouvelle Europe », difficultés dont les conséquences rendent ces pays particulièrement dépendants des Etats-Unis. Mais il est nécessaire aussi de reconnaître les différences culturelles, et tout particulièrement religieuses, qui nous séparent de ces pays, et d’apprendre à mieux respecter ces différences. La fameuse « arrogance française » ne nous prépare pas vraiment à cette tâche, et les peuples orthodoxes d’Europe de l’Est ressentent cette méconnaissance avec amertume. Par ailleurs, la connaissance que l’Europe possède du monde arabe, après tant d’années de colonialisme, nous rend particulièrement attentifs à la culture islamique et capables de moduler, sinon d’éviter totalement le « heurt des civilisations » auquel j’ai fait allusion. Mais en même temps, l’antisémitisme sournois des pays européens devrait nous rendre vigilants face à la montée des formes nouvelles d’antisémitisme.
J’ai insisté à dessein sur la provenance grécofrançaise de ce deuxième modèle de liberté que j’ai trop rapidement évoqué. Je dois préciser que nul n’en a le monopole, et que le monde protestant comme le monde catholique sont féconds des potentialités de cette liberté-là. J’ajoute que la notion d’élection dans le judaïsme, bien que différente de celle de liberté, rend une personne issue de cette tradition particulièrement apte à effectuer précisément ce qui nous manque : à savoir un croisement entre ces deux versions de la liberté, « libérale » et « solidaire », « technique » et « poétique », « causale » et « révélatrice ».
D’autres civilisations apportent d’autres conceptions de l’être humain. Il faut leur laisser leur place, par-delà la globalisation en cours, et pour corriger justement cette globalisation par la diversité. Car la diversité des modèles culturels est le seul gage de respect pour cette « humanité », dont nous n’avons pas de définition autre que l’hospitalité, alors que l’uniformisation technique et robotique en est, de toute évidence, la plus facile et la plus immédiate trahison. Mais soyons attentifs : l’hospitalité ne devrait pas être une simple juxtaposition de différences, avec domination d’Un modèle sur Tous les autres ; au contraire, l’hospitalité dans la diversité exige une prise en considération des autres logiques, des autres libertés, pour rendre chaque façon d’être plus multiple, plus complexe. L’humanité, dont je cherche la définition, est peut-être un processus de complexification.
Dans cette voie, le respect de la différence européenne pourrait être un pas décisif. On connaît l’adage des moralistes français : si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. Je dirais que si l’Europe n’existait pas, il faudrait l’inventer. C’est dans l’intérêt de notre liberté plurielle, et c’est aussi dans l’intérêt de l’Amérique qui se pose en « Troisième Rome » du monde globalisé, non sans s’apercevoir du rejet que provoquent cette uniformisation et ses conséquences désastreuses.
IV. La Laïcité a-t-elle brûlé dans les émeutes des banlieues ?
Parmi les multiples causes qui ont conduit aux incendies dans les banlieues, je souhaiterais soulever une question que les politiques ont passée sous silence : le déni par la société française, mais aussi partout dans le monde, de ce qui apparaît à mon attention de parent, d’écrivain, de psychanalyste, d’intellectuelle, comme une « maladie d’idéalité » spécifique à l’adolescent.
Sans l’avoir forcément nommée, les parents et les éducateurs connaissent cette « maladie d’idéalité », puisqu’ils sont en contact avec des adolescents, précisément, et souvent avec ce qu’on appelle des adolescents « difficiles ». Contrairement à l’enfant pervers polymorphe qui « veut savoir » d’où viennent les enfants, et qui se construit comme un « théoricien », l’adolescent est avide de modèles idéaux qui lui permettront de s’arracher à ses parents, de rencontrer l’être idéal, le partenaire idéal, le métier idéal, et de « se faire lui-même » en tant qu’être idéal. Vu sous cet angle, l’adolescent est un croyant. Le paradis est une invention adolescente ; Adam et Eve, Dante et Béatrice et nous tous sommes des adolescents-croyants quand nous rêvons d’un couple idéal ou d’une vie idéale. Le roman comme genre s’est bâti sur des figures adolescentes : idéalistes enthousiastes et épris d’absolu, ravagés à la première déconvenue, déprimés ou pervers, sarcastiques par « nature », éternels croyants et pour cela même perpétuellement révoltés, potentiellement nihilistes. Tout le monde les connaît : ils égrènent leur credo du roman courtois à Dostoïevski et Gombrowicz. Cette « maladie d’idéalité » nous confronte à une forme préreligieuse et prépolitique de la croyance : il s’agit bien du besoin d’idéal partagé qui contribue à la construction de la vie psychique, mais qui, parce qu’il est une exigence absolue, peut facilement s’inverser dans son contraire : la déception, l’ennui, la dépression, ou encore la rage destructrice, le vandalisme, etc, autant de variantes du nihilisme que l’on connaît et qui ne sont que des appels à l’idéal.
Les civilisations dites primitives avaient instauré des rites d’initiation dans lesquels, d’une part, était affirmée l’autorité symbolique (divine pour le monde invisible, politique pour ce monde-ci), et, d’autre part, étaient autorisés des passages à l’acte que l’on qualifierait aujourd’hui de pervers mais qui étaient, par ces rituels mêmes, plus ou moins encadrés. Le christianisme médiéval, parmi d’autres religions, résorbait dans des rituels de mortification et de jeûnes excessifs les comportements anorectiques des adolescentes et les passages à l’acte sadomasochistes des adolescents, à la fois pour les banaliser et les héroïser.
Comparée à ces diverses « prises en charge » de l’adolescence qui avaient lieu dans le passé, la société moderne non seulement n’innove pas, mais elle accompagne la destruction du tissu familial et l’affaiblissement de l’autorité, par une totale incapacité d’entendre ce besoin structurant d’idéalité.
Cette incapacité est plus flagrante encore dans la crise actuelle, où sont impliqués des adolescents issus de l’immigration, victimes de la misère sociale, de la discrimination, de la destruction des liens familiaux et de toute valeur d’autorité. Comment a-t-on pu imaginer les faire « entrer dans l’ordre » sans satisfaire ce besoin structurant d’idéalité ? Comment peut-on imaginer restaurer l’ordre par la seule répression de ces psychismes en lambeaux? Une sanction sévère est, sans hésitation aucune, indispensable et urgente pour les meneurs comme pour les plus jeunes. Mais, pour que la loi républicaine soit acceptée, elle devrait s’adresser à des vies psychiques capables de l’intégrer : ce sont ces vies psychiques qu’il est urgent d’aider à se reconstruire, en commençant par reconnaître, sous le vandalisme, le besoin de croire trop longtemps négligé.
Est-ce la faute au « modèle français » ? Ou son terrible avantage ?
Contrairement à ce qui se dit chez nos meilleurs amis dans le monde, non seulement la France n’est pas « en retard » dans la crise des adolescents issus de l’immigration, mais elle est « en avance » comparée aux situations analogues rencontrées ailleurs. C’est même pour cela que le malaise est ressenti comme plus grave : il se situe à une profondeur plus radicale.
Bien que des manipulations religieuses des pyromanes ne soient pas à exclure, et que des réflexes communautaristes sous-tendent ostensiblement le besoin de reconnaissance manifesté par les incendiaires, ce n’est pas un conflit religieux qui est ouvert dans les banlieues ; et ce n’est pas non plus une revendication a posteriori contre « le port des signes religieux ». Les autorités spirituelles désapprouvent les violences ; les parents ne sont pas solidaires de leurs enfants délinquants ; il ne s’agit pas de heurts interethniques et interreligieux, comme cela a été le cas dans d’autres pays. Tous dénoncent sévèrement l’échec de l’intégration à laquelle ils aspirent ; les objets incendiés sont des symboles enviés : voitures, supermarchés, dépôts de marchandises, autobus – autant d’indices de « réussite » et de « richesse », autant de « valeurs » pour les proches et les adultes –, écoles, crèches, postes de polices, autant d’indices d’une autorité sociale et politique qu’ils voudraient partager. Veut-on détruire la France laïque et républicaine quand on conspue son ministre de l’Intérieur hier encore adulé ? Veut-on s’attaquer au christianisme quand on brûle une église ? Les « blogs » invitent à « niquer la France » dans une excitation rageuse que ne vient élucider aucun discours, aucun programme, aucune revendication. Sur le plan politique, ce besoin d’idéal, de reconnaissance et de respect se cristallise en un seul et unique combat, et il est énorme par la souffrance qu’il révèle et par l’ampleur des changements qu’il nécessite : le combat contre la discrimination.
Sommes-nous en deçà du « heurt de religion » ? Nos adolescents pyromanes sont-ils dans l’incapacité de trouver un habillement religieux au besoin d’idéalité ? Certains le soutiennent, et vont jusqu’à incriminer une fois de plus la laïcité française qui aurait aboli ces garde-fous que sont les normes religieuses. Je ne partage pas cette opinion. Je pense que la délinquance des « ados défavorisés » révèle une phase plus radicale du nihilisme, une phase qui s’annonce après et en dessous du « heurt de religions ». Cette délinquance est plus grave, parce qu’elle saisit plus en profondeur les ressorts de la civilisation, dans le besoin de croire préreligieux, constitutif de la vie psychique avec et pour autrui. C’est en ce lieu qu’est interpellé le parent, l’enseignant, l’intellectuel. Tout en demandant du pragmatisme et de la générosité aux politiques, c’est à nous qu’il revient de proposer des idéaux adaptés aux temps modernes et à la multiculturalité des âmes.
Le nihilisme adolescent fait brusquement apparaître que, désormais, le traitement religieux de la révolte se trouve lui-même déconsidéré, inopérant, inapte à assurer l’aspiration paradisiaque de ce croyant paradoxal, de ce croyant nihiliste, forcément nihiliste qu’est l’adolescent désintégré, désocialisé dans l’impitoyable migration mondialisée. Que nous rejetons, indignés ; à moins qu’il ne nous menace, de l’intérieur.
La République se trouve devant un défi historique : est-elle capable d’affronter cette crise de la croyance que le couvercle de la religion ne retient plus, et qui touche au fondement du lien entre les humains ? L’angoisse qui fige le pays en ces temps décisifs exprime l’incertitude devant cet enjeu colossal. Sommes-nous capables de mobiliser tous les moyens, policiers comme économiques, sans oublier ceux que nous donne la connaissance des âmes, pour accompagner avec la délicatesse de l’écoute nécessaire, avec une éducation adaptée et avec la générosité qui s’impose, cette poignante maladie d’idéalité qui déferle sur nous et qu’expriment les adolescents de ces zones de non droit ?
Ainsi interprétée, la « crise française » ne peut pas ne pas concerner la diversité européenne et, au-delà, la diversité mondiale. Suis-je optimiste, trop optimiste ? Je me définirai plutôt comme une pessimiste énergique qui n’apprécie, dans la pensée, que l’intelligence active, ou l’actualité de l’intelligence. La laïcité française demande à être mieux réalisée en France, et convenablement interprétée. Elle doit enrichir la diversité des moyens que les démocraties modernes se doivent de mobiliser pour faire face aux nouvelles barbaries – lesquelles se propagent à l’endroit même de nos oublis, de nos manques et de nos certitudes identitaires.
1- Nouveaux Contes, 1665. 2- Editions Ramsay. 3 – 1882, trad. fr. Gallimard, 1987
Université Paris Diderot – Paris7 ECOLE DOCTORALE LANGUE, LITTERATURE, IMAGE
Directrice : Julia kristeva