Monsieur Marc de FERRIERE LE VAYER, Professeur des Universités (Université François Rabelais, Tours) Vice-président de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation.
Manières de table et service de table, la gastronomie française depuis le XVIII siècle
Le service de table a évolué au fil du temps, en France comme à l’étranger. Ces changements sont liés à des transformations culinaires, à des modifications des modes de vie, à des innovations techniques tant dans les aliments que dans les façons de les préparer ou les manières de les consommer. L’aspect le plus intéressant à nos yeux de cette question repose sur le fait que la France a connu en un peu plus de deux siècles un triple changement, passant du service à la Française au service à la Russe, entre la révolution française et la fin du XIXe siècle, puis durant la seconde moitié du XXe siècle un glissement vers ce que je propose d’appeler un « service à l’Américaine ».
L’adoption en France du service dit à la Russe se fait très lentement et progressivement, gagnant peu à peu toutes les catégories sociales. Elle est le fruit d’une conjonction de phénomènes. Le service à la française, résultat de l’utilisation de la cour du roi comme instrument de gouvernement s’avère de moins en moins adapté à la société de la fin de l’Ancien Régime, et plus encore à celle de la Révolution et de l’Empire. Malgré tous ses efforts, Napoléon I n’eut jamais une table à la hauteur de ses modèles. Un autre élément va dans le sens d’une transformation des manières de table : l’essor du restaurant au sens moderne du mot. Tant Grimod de la Reynière que Brillat-Savarin, soulignent les modifications importantes dans la façon de se nourrir et de se tenir à table qui découlèrent de l’habitude de manger au restaurant. Troisième acteur poussant à la transformation des manières de table, surtout pour un abandon du service à la française, les cuisiniers. Comme les publications de l’époque, la fin du XVIIIe siècle constitue une rupture importante dans les cuisines avec la mise en avant du cuisinier en lieu et place du maître d’Hôtel.
Le premier à symboliser cette tendance étant sans doute Beauvilliers avec l’ouverture de son restaurant. Le second qui oeuvre en ce sens et joue sans doute un rôle majeur dans ces transformations est Antonin Carême. En effet, la mise en avant des chefs, conduit à une reconnaissance de la qualité de leur travail qui implique de consommer les mets tels qu’ils sont conçus et non plus de privilégier l’aspect décoratif. Pour cela, il s’avère nécessaire de modifier les services de table. Carême qui servit un temps le Tsar Alexandre I lors de son passage à Paris en 1815, est un des principaux acteurs de ce changement. Il revendique en effet la reconnaissance de la qualité du travail. Urbain Dubois y revient dans La cuisine classique : « la seule objection [contre le service à la française] c’est que le luxe de la table s’opère au détriment du fond de cuisine dans la mesure où les mets exposés aux regards des convives conservent difficilement une chaleur suffisante pour être savourés dans les meilleures conditions de bonté. Dans le service à la Russe, les plats chauds ne vont pas sur la table, [ils sont tour à tour découpés pour être] distribués dans des assiettes chaudes que l’on fait passer aux convives ». Il ajoute d’ailleurs au sujet du service à la russe « la célérité dans le service, l’ordre dans la distribution, voilà les premiers résultats de cette méthode, et si nous considérons les qualités réelles que conservent les mets servis aussitôt dressés, nous comprenons sans peine la préférence marquée que les véritables gourmets lui accordent. L’adoption du service à la russe est aujourd’hui une question résolue. »
Il y a donc bien une forte demande pour un nouveau service entre la fin du XVIIIe siècle et la fin du XIXe siècle. Dans le cas du service « à l’américaine », la situation n’est pas très différente. Là aussi, les utilisateurs sont demandeurs. La rupture se situe sans doute après la première guerre mondiale et le changement s’étend jusqu’à la fin du XXe siècle.Plusieurs éléments entrent en jeu de la même façon. Le premier provient de la baisse très forte du nombre des employés de maison qui rend le service à la russe impossible à maintenir. Le second repose sur une diminution sensible de la taille autant des appartements que des familles. Les catalogues des fabricants l’illustrent très clairement. Les deux salles à manger présenté dans le Larousse ménager en sont une illustration parfaite : table de 4 à 6 couverts au mieux, meubles contenant peu de vaisselle etc. Le point le plus net est le passage de la ménagère de 36 à celle de 12 couverts. Cette diminution correspond aussi à une réduction sensible des surfaces tant du logement que de la salle à manger. Une fois encore le Larousse Ménager y est sensible, insistant sur la proximité à prévoir entre la cuisine et la salle à manger imposée par « la pénurie de personnel de maison ». Et les plans et réalisations présentés dans le numéro spécial l’Habitation de L’illustration de mai 1939 le confirment.
Le troisième élément de changement de service n’apparaît qu’à la fin des années 1960-1970, avec la disparition progressive de la salle à manger et l’importance croissante de la cuisine comme pièce à vivre. Cette tendance correspond à un usage différent de la table qui cesse progressivement d’être le lieu de réunion de la famille, quotidienne, hebdomadaire ou exceptionnelle. La réception et la généralisation tant du service à la russe que du service à l’américaine mérite étude. En effet, à l’instar de nombreuses innovations, leur acceptation, leur adoption se fait très lentement. Grimod de la Reynière fait l’éloge des premiers changements. « Aujourd’hui, le vin ordinaire, les verres et l’eau sont sur la table, devant les convives ; en sorte que chacun peut se servir lui-même à volonté, régler les doses selon ses besoins, et satisfaire sa soif à l’instant même qu’elle se fait sentir. On ne saurait trop applaudir à cette heureuse innovation, qui ne peut avoir d’inconvénient parmi les convives honnêtes […] ». Il est en réalité bien optimiste.
Eugène Briffault, en 1846, se plaint encore de certaines de ces nouvelles pratiques alors qu’il contribue très fortement à en populariser l’usage. « Parmi les innovations du dîner moderne, il en est deux qui ne nous semblent pas être d’un goût sûr. Le nombre de verres placés devant chaque convive n’est point d’un aspect gracieux : il multiplie la verroterie, embarrasse la table et gêne le buveur, qui hésite et se trouble dans le choix du verre qu’il doit prendre ». Ces réticences devant le nouveau service se retrouvent dans de nombreux livres de cuisines et manuels de l’office jusqu’à la findu siècle au moins.
Il faut attendre le Larousse Ménager Illustré, donc les années 1920, pour assister enfin au triomphe définitif d’un service qui, s’il n’est plus à la française, n’a plus de qualificatif géographique, devenant de fait une forme de nouveau service à la française. « Le service à la française, à peu près abandonné, consistait à laisser exposé sur la table, durant un service, les mets du service suivant pour permettre aux convives d’en contempler l’engageant aspect. »
En réalité, le triomphe de ce qui ne s’appelle plus le service à la russe est une sorte de victoire à la Pyrrhus. Il a en effet définitivement banni le service à la française, quand lui-même commence à se révéler inadapté.
Ce second glissement est tout aussi progressif. L’art culinaire français, édité par Flammarion au lendemain de la seconde guerre mondiale est un témoin de ce nouvelétat de fait. Ne reprenant que des anciennes recettes de Carême à Escoffier en passant par Ali-Bab, Urbain Dubois ou Pellaprat, il essaie de défendre une image finalement assez passéiste de ce que le rédacteur appelle la haute cuisine française. La longue introduction tout en ménageant la tradition, admet ainsi de nombreux changements.
Certes il est rappelé qu’il faut se garder « d’adopter une pratique que nous voulonsvoir réservée aux seuls restaurants : « celle de présenter » les plats avant de les passer à chacun des convives. Ce serait un manque complet de discrétion et une faute de goût, même si le plat dressé est un chef-d’oeuvre de l’art culinaire ». Mais les photos et illustrations montre des tables finalement modernes, petites, peu équipées. Le rédacteur insiste également sur la nécessité que les repas soient courts, il recommande 2 heures au plus. Il parle certes de la décoration de la table, mais en rappelant l’impérieuse obligation de la simplicité, ce qui se traduit par la présence de 3 verres au plus devant les convives. Il va jusqu’à insister sur le fait que jamais le maître demaison ne doit découper la viande durant le repas, et surtout pas devant ses convives.
On est bien loin du Manuel des amphitryons et de cette affirmation qui en ouvre la première partie : « On peut comparer un amphitryon qui ne sait ni découper ni servir au possesseur d’une belle bibliothèque qui ne saurait pas lire. L’un est presque aussi honteux que l’autre ».
Cette tendance traduit un double mouvement. La tradition continue d’imposer au moins jusqu’aux années 1970 la présence d’une vraie salle à manger dans les logements. Mais elle entre en conflit avec la cuisine. Cette dernière prend toujours davantage de place dans les logements en partie du fait d’un équipement plus moderne et plus volumineux. Il faut en effet la place pour la gazinière, l’évier, le réfrigérateur, divers meubles et de plus en plus souvent une table. À partir des années 1960, elle devient intégrée et accueille alors les éléments encastrables. Coin repas, toute petite salle à manger, les manières de tables sont obligées de s’adapter en se simplifiant. À la même époque émerge « la nouvelle cuisine » qui introduit également une rupture dans la présentation des plats. Elle abandonne le service au plat pour la présentation en assiette individuelle. Le décor glisse ainsi de la table à l’assiette. Un des grands symboles de cet avènement est l’adoption généralisée d’une part de l’assiette de présentation, d’autre part de l’assiette américaine qui est nettement plus grande que les assiettes traditionnelles.
Second élément qui influe sur l’adoption de nouvelles manières de table, la place différente des repas dans la vie de famille. Du fait de la réduction très importante de la taille du coin repas, il est exclu d’y faire de grands déjeuners ou dîners. Par ailleurs, les rythmes changent, en partie du fait du travail des femmes, de l’émancipation des enfants, puis à partir de la fin des années 1970, de l’éclatement et de la recomposition des familles.
La cuisine devient alors, non seulement la pièce où l’on prépare les aliments, mais aussi celle où on les consomme. Ceci étant accentué par le fait que la partie salon achève de grignoter le coin repas, devenant selon les moments, lieu de réceptions informelles et surtout salle de télévision.
Il en résulte la mise en place progressive de nouvelles manières de table, pas encore réellement codifiées, mais largement inspiré du mode de vie américain, Les appellations le confirment en partie. Nous avons déjà parlé des assiettes américaines, qui sont utilisées dans des cuisines à l’américaine.
En un peu plus de deux siècles, la table s’est bien révélée comme étant un lieu d’innovations majeures pour les modes de vie. Il faudrait, mais cela est davantage du ressort du sociologue que de l’historien, analyser plus avant ces changements. Il avait été proposé pour le passage du service à la française à celui à la russe une explicationintéressante. Le service à la française s’avère en réalité souple, laissant les convives choisir les mets qu’ils souhaitent manger, dans l’ordre qu’ils souhaitent et au rythme qu’ils souhaitent. Il semble aussi qu’il était possible de bouger, de changer de partenaire, d’avoir finalement un vrai plaisir de table qui plaçait l’invité au centre. Le service à la russe, si conforme à la rigueur bourgeoise inverse les priorités en plaçant l’amphitryon au centre. Il choisit les mets, impose ses goûts à ses invités, trône au centre d’une table dont l‘étiquette et le placement devient très rigide.
Le service « à l’américaine » traduit de ce fait une nouvelle tendance. La table cesse d’être le centre du système de relation, elle redevient soit un lieu de plaisir, soit un simple moyen de satisfaire une fonction vitale. De ce fait, l’endroit où l’on mange se confond avec celui où on produit le manger. L’étiquette cède la place au côté pratique, l’individualisme triomphe aussi, avec une pratique du repas déstructuré et souvent en partie solitaire.
Références Bibliographiques
Rebecca Spang, The invention of the restaurant : Paris and Modern gastronomic culture, HUP, Harvard, 2001.
Urbain Dubois, Émile Bernard, La cuisine classique, études pratiques, raisonnées et démonstratives de l’école française, Paris, E Denthu, 1872, 2 vol, 5e éd.
A. Grimod de la Reynière, Écrits gastronomiques, Paris, 18/18, 1997.
Eugène Briffault, Paris à table, Paris, Slatkine, 1980, réédition de l’édition de 1846.
Jean-Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Champs, Flammarion, Paris, 1993.