Monsieur Vincent MICHEL, Président de la Fédération des aveugles et handicapés visuels de France.
Madame la Présidente, chers amis,
Je vous remercie de l’invitation que vous me faites et de la possibilité que vous me donnez par là-même de vous présenter une grande figure de la culture française et, j’ose le dire, de la culture mondiale, à savoir Louis BRAILLE.
Ce citoyen français, né à Coupvray, petite ville de Seine-et-Marne le 4 janvier 1809 a largement contribué à la pénétration de la culture au sein d’un monde qui l’ignorait, je veux parler du peuple des aveugles, et il a également contribué largement au dialogue des cultures puisque son système, mis au point entre 1825 et 1837 est aujourd’hui utilisé dans le monde entier et permet à toutes celles et à tous ceux qui ne voient pas de s’exprimer par le biais de l’écrit, de déployer leur pensée, d’accéder à celle d’autrui.
C’est l’intitulé de votre cercle qui va servir de fil d’Ariane à mon propos car les deux illustres personnages qui le composent, le cardinal de RICHELIEU et le grand écrivain Léopold SEDAR SENGHOR illustrent parfaitement l’avant et l’après Louis BRAILLE, l’avant avec toute sa misère, l’après avec d’incontestables raisons d’espérer mais aussi des manques encore douloureux pour ceux qui les vivent.
Lorsque le cardinal de RICHELIEU fonde l’Académie Française en 1635, la culture occidentale a atteint ou approche de son apogée. Les grands textes fondateurs de notre civilisation, qu’ils soient ceux de la Grèce antique où, soit dit en passant, le poète fameux, Homère, était paraît-il aveugle, ou encore ceux de la Bible ont été rédigés depuis des millénaires et fondent la réflexion de nos sociétés. Les littératures anglaise, espagnole, italienne, allemande ou française ont déjà produit une multitude de textes remarquables et se préparent à une production plus foisonnante encore. Le monde écrit et lit et les progrès, encore lents il est vrai de l’instruction, ouvrent toutes ces sagesses à un public sans cesse plus vaste.
Des femmes et des hommes sont cependant totalement exclus de cette circulation de la pensée, ce sont les aveugles et ce tout simplement parce que le sens qui permet de lire et d’écrire, à savoir la vue, leur fait défaut.
Parce qu’exclus du monde du savoir, les aveugles le sont aussi du développement économique et social. Ils sont, pour l’immense majorité d’entre eux réduits aurang de mendiants ou enfermés dans les lieux que le Moyen-âge et les siècles suivants inventèrent pour les vagabonds et autres personnages marginaux.
Certes, il y eut bien dans l’Histoire quelques rares exceptions qui permettent de discuter un peu la brutalité de cette affirmation. Ainsi, nous pouvons citer le théologien Didyme d’Alexandrie dit l’Aveugle, qui vécut entre 313 et 398. Nous pouvons citer encore cet érudit fameux, Zain-Din Al AMIDI qui enseignait dans une madrasa de Bagdad vers 1350. Plus près de nous, quelques érudits proches d’Erasme retiennent notre attention. Tel est le cas du flamand Juan Luis VIVES qui en 1526 publie à BRUGES un premier traité d’aide sociale globale : « de subventione pauperum ». Dans ce même groupe, nous citerons également Charles FERNAND, Pierre de PONTE et Perceval van BELLEGHEM.
Au cœur du siècle des Lumières, une figure féminine cette fois, celle de Mélanie de SAALIGNAC, jeune et brillante aveugle, semble avoir largement inspiréDenis DIDEROT dans sa réflexion à propos de sa fameuse lettre sur les aveugles. Mais ces personnages pour aussi remarquables qu’ils soient, ne sont que des exceptions prises dans les milieux privilégiés de l’époque, là où un précepteur pouvait être mis à la disposition des enfants de ces familles aisées et éclairées. Ce qu’il faut pourtant signaler à propos de ces personnes, c’est que toutes tentèrent d’imaginer, de réaliser, je dirais plutôt de bricoler des systèmes leur permettant de lire et d’écrire. Tous partaient des lettres de l’alphabet ordinaire, lettres réalisées en papier gaufré, en carton, en tissu. Mais ceux-ci, mal commode et non adaptés au toucher ne survécurent jamais à leurs « inventeurs ».
A ce stade de mon propos, il n’est pas inutile de s’arrêter quelques instants sur la perception du monde des aveugles par les autres personnes, par la société. Il semble évident qu’une telle mise en marge du monde ordinaire ne puisse pas être sans conséquence sur le regard porté par ceux qui voient sur ceux qui ne voient pas. L’étude du vocabulaire courant peut apporter une première réponse à notre questionnement.
Or, il est patent que tout ce qui se rattache à la cécité, à l’absence de lumière, au noir est fortement connoté de façon négative. N’entend-on pas couramment à propos d’un homme qui ne parvient pas à appréhender correctement une situation l’expression suivante : « il est totalement aveugle ». On évoque régulièrement l’aveuglement de tel homme politique, les heures noires de notre histoire, l’absence de lumière dans telle ou telle situation.
Même si quelques grands écrivains ou certaines couches très minoritaires de la population considérèrent parfois les aveugles comme des sages, le sentiment dominant reste défavorable à mes frères en cécité. Dans son traité d’optique, DESCARTES ne parle-t-il pas, à propos de la vision du « sens le plus noble et le plus universel », que dire alors de ceux qui en sont privés !
Approche négative, sans aucun doute, certaines époques n’hésitèrent pas à associer la cécité au châtiment divin. C’est sans aucun doute cette vision extrême des choses que le Christ dénonce dans l’épisode de la guérison de l’aveugle né de la piscine de Siloé que nous relate l’Evangéliste Jean. Ce même évangéliste va plus loin dans sa réhabilitation de ceux qui ne voient pas en mettant cette phrase dans la bouche du Ressuscité au terme de sa rencontre avec Thomas : « heureux ceux qui croient sans voir ». Mais nous sommes là en présence de ce que l’esprit nous révèle de plus élevé; les masses, elles, ne sont pas forcément sur cette longueur d’onde.
Au soir du Siècle des Lumières, l’aveugle dans notre pays comme dans beaucoup d’autres est un mendiant, un exclu. On le transforme parfois en bête savante, tel ce spectacle découvert dans une foire par le jeune Valentin HAÜY qui, bouleversé par ces scènes, va réagir et devenir celui que l’on appellera le premier instituteur des aveugles. Pour HAÜY, il est clair que les aveugles ne sont pas dépourvus d’intelligence mais que l’absence de vision les prive de la possibilité d’accéder au savoir qui passe par l’approche du texte écrit. Valentin HAÜY va donc être à l’origine directe de la première initiative pédagogique d’importance et de la création de l’Institution Royale des Jeunes Aveugles, véritable ancêtre de notre Institut National des Jeunes Aveugles d’aujourd’hui. HAÜY va mettre au point, à partir des lettres de l’alphabet ordinaire, un système de lecture et d’écriture destiné aux aveugles. Il va être à la base d’une première démarche réelle d’instruction de ces personnes. Cependant, son procédé d’écriture est lourd et la lecture des lettres de l’alphabet ordinaire est mal aisée pour celui qui pratique avec les doigts. Pourtant, malgré toutes les faiblesses d’une telle initiative, celle-ci permet de vérifier les capacités d’apprentissage des aveugles et leur aptitude à mémoriser, à intégrer certaines disciplines qui leur étaient jusque là interdites. Et c’est bien parce que cette vérification est prometteuse que les parents du jeune Louis BRAILLE, né en 1809 et aveugle depuis l’âge de cinq ans, décidèrent en 1819 de scolariser leur enfant au sein de cette Institution Royale des Jeunes Aveugles.
Cette année 1819 est en tout point décisive. Alors que le petit enfant BRAILLE entre à l’Institution Royale de la rue Saint-Firmin, un ancien capitaine d’artillerie, Nicolas Marie Charles BARBIER de la SERRE, qui se fera tout simplement appeler Charles BARBIER, propose à cette même Institution un premier système de lecture en points saillants. Jusque –là, nous l’avons déjà dit, les aveugles pouvaient accéder au texte écrit à partir des préconisations de Valentin HAÜY qui reposaient sur des textes réalisés à partir des lettres de l’alphabet ordinaire. Or, l’alphabet des voyants est particulièrement inadapté à la lecture tactile et sa reproduction pour celui qui ne voit pas est des plus mal commode. Les ouvrages étaient lourds, d’une utilisation mal aisée et de plus, forts rares, ceci découlant de tout cela. Au moment où le fils du bourrelier de Coupvray entre à l’Institution Royale des Jeunes Aveugles, l’établissement ne compte que 26 ouvrages. Charles BARBIER a lui l’idée de créer un système de lecture à partir de points saillants, 12 points qui permettent de réaliser une sonographie, chaque point ou groupe de points représentant un son, un groupe de lettres. Charles BARBIER eut l’idée de cette sonographie alors qu’il servait dans la Grande Armée afin de faciliter les communications nocturnes. Son initiative est incontestablement un progrès car mieux adaptée à la perception tactile que le système d’HAÜY. Il renferme pourtant un grave défaut, il ne prend pas en compte l’orthographe puisque traduisant uniquement les sons. Nous savons aujourd’hui que BARBIER était conscient de cette faiblesse mais pour lui, les aveugles n’avaient que faire de l’orthographe pourvu qu’ils puissent connaître le sens d’un texte. Cette façon de voir pouvait peut-être se comprendre en 1819 mais fort heureusement, BRAILLE allait permettre de la dépasser.
Le jeune BRAILLE eut tôt à connaître de cette innovation et c’est à partir d’elle qu’il va imaginer entre 1825 et 1837 le système que les aveugles utilisent aujourd’hui, partout dans le monde.
Ce système repose sur les six points organisés en un petit rectangle vertical. De la combinaison de ces 6 points résultent 63 signes différents, 64 si l’on utilise le « vide ». Cet ensemble de signes permet de couvrir l’ensemble des lettres de l’alphabet, de saisir les accents, cédille, majuscule, de couvrir l’ensemble des signes mathématiques et de créer une musicographie complète permettant aux aveugles d’aborder l’ensemble du répertoire classique et moderne.
Les conséquences de cette découverte sont inestimables. L’aveugle peut enfin lire commodément, rapidement, même si sa vitesse de lecture reste moins performante que celle d’un voyant lisant en silence. Cependant, il peut enfin approcher de façon autonome le texte écrit et ce dans des conditions très satisfaisantes. Son seul inconvénient majeur reste son volume mais cet élément négatif est bien peu de chose au regard des immenses bénéfices qu’elle procure. Cette découverte va littéralement bouleverser l’éducation et la formation des aveugles. Très vite, nous verrons apparaître des aveugles musiciens et interprètes de renom. Nous citerons ici Jean LANGLAIS, André MARCHAL, et, plus loin de nous, Louis VIERNE par exemple, qui seront autant de titulaires incontestés des grandes tribunes d’orgue de la capitale.
Mais nous pouvons évoquer aussi des psychologues tels Pierre VILLEY, des mathématiciens comme Christian PONCIN à Nancy ou mon ami Jacques CHARLIN, universitaire aveugle de renom attaché à l’Université de Lyon et aux classes préparatoires aux grandes écoles.
BRAILLE, par sa géniale invention, libère toute la capacité créatrice des personnes aveugles et leur permet de devenir enfin des citoyens à part entière, aptes enfin à participer à tous les aspects ou presque de la vie économique, sociale, culturelle, politique.
Sans BRAILLE, il est possible d’affirmer que le britannique David BLUNKET ne se serait pas vu confier les charges qui ont été les siennes, successivement ministre de l’Education, de l’Intérieur et des Affaires Sociales.
Il nous est donc permis de décerner à Louis BRAILLE le titre de bienfaiteur universel des aveugles, mais où en sommes-nous 180 ans après cette invention ?
Il faut le redire, le système braille est et reste le seul qui permette à la personne aveugle une approche autonome du texte écrit. Par sa combinaison binaire en 6 points, il est aisément utilisable par l’informatique.
Aujourd’hui, les problèmes techniques liés au braille sont dominés. L’ordinateur l’intègre parfaitement et permet de l’utiliser soit de façon éphémère à partir de barre tactile, soit de l’imprimer de façon domestique à partir des imprimantes braille qui peuvent aisément être installées chez les particuliers. Son apprentissage est simple. Pour un enfant, il n’est pas plus difficile d’apprendre à maîtriser le braille que l’écriture ordinaire. Cet apprentissage peut se complexifier avec l’âge encore que de nombreux exemples nous démontrent qu’avec un peu de volonté, cette maîtrise reste possible, même après trente ans. Disons cependant que la lecture sera peut-être moins rapide. Pourtant, il est important de soutenir l’idée de l’apprentissage du braille même pour les aveugles âgés tant il peut être d’une grande utilité dans le quotidien pour lire les indications sur une boîte de médicament, sur une boite de conserve, ou encore lire des consignes à l’intérieur du domicile.
Le problème qui se pose à nous, personnes aveugles, 200 ans après la naissance de Louis BRAILLE, est avant tout un problème politique et économique. Sait-on que seulement 5% des textes publiés chaque année dans notre pays sont convertis en braille, et je suis certainement optimiste en citant ce chiffre. Sait-on que le total des ouvrages de la nouvelle médiathèque de l’Association Valentin HAÜY reconstruite uniquement avec des fonds privés et associatifs n’excède pas les 25 000, alors qu’une médiathèque d’une grande ville en compte généralement dans les 700 000 ?
Savez-vous chers amis que les œuvres du grand Léopold SEDAR SENGHOR ne sont pas transcrites en braille ?
Savez-vous que le coût d’un équipement informatique complet pour une personne aveugle se situe autour des 15 000 € alors que son coût pour un voyant est dix fois moindre.
Savez-vous encore et peut-être enfin que la seule version disponible aujourd’hui d’un dictionnaire braille est celle de 1956 ?
Tous ces éléments illustrent l’absence de volonté politique d’emboiter le pas de Louis BRAILLE, pour ouvrir aux aveugles cette égalité des droits et des chances dont parle pourtant la Loi du 11 février 2005.
Le combat reste donc à mener afin que cette géniale invention soit encore mieux exploitée, davantage mise à la disposition de celles et de ceux qui ne voient pas. Mais l’outil est là, disponible, et BRAILLE nous a réellement libérés de la servitude de l’ignorance.
Pour conclure mon propos, je donnerai la parole à Michel TOURNIER et à quelques lignes glanées dans la préface qu’il écrivit lors de la parution en braille de « Vendredi et la vie sauvage » :
« Or, si le spectacle d’une bonne et heureuse manipulation d’un livre a de quoi réjouir le cœur d’un écrivain, c’est bien autre chose encore de voir certains lire avec leurs doigts. Toucher les verbes, prendre une épithète entre le pouce et l’index, caresser toute une phrase, comme je comprends bien cela. Comme je comprends bien qu’un livre puisse devenir quelque chose de semblable à un petit chat ronronnant sur mes genoux et que mes mains parcourent avec une tendresse attentive ».
Pour plus ample information, se reporter au site de la Fédération des aveugles et handicapés visuels de France.