Monsieur Gilles FUMEY, Professeur à l’Université Paris IV Sorbonne, A l’occasion de l’inscription du repas gastronomique des français au patrmoine immatériel de l’humanité.
La mondialisation est un paradigme utilisé pour décrire la globalisation des mouvements financiers sur la planète depuis quelques décennies. Le concept a été repris pour exprimer le mouvement d’internationalisation de certaines entreprises industrielles du manger rapide. Laissant craindre que nous serions tous nourris à la même enseigne… A tort, heureusement.
Cela dit, nos nourritures sont de belles constructions diététiques et culinaires qui se sont bâties avec des échanges « mondialisés » de plantes à partir du XVIe siècle, lesquelles ont, enfin, libéré de nombreuses régions du monde de la faim grâce aux tubercules. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce sont les boissons qui ont beaucoup circulé, issues des plantes tropicales, mais aussi des alcools, de la bière, des vins et plus récemment du saké. Enfin, nous avons depuis la Seconde Guerre mondiale mondialisé de nombreux plats grâce aux progrès considérables de la conservation, notamment par la surgélation et le sous-vide. L’industrie s’est emparée du créneau et nous offre de très nombreuses occasions de voyager à table en mangeant. Même si nous ne mangeons pas réellement « asiatique » ou « africain », mais des fantasmes d’Asie ou d’Afrique. Nous sommes devenus des touristes alimentaires qui frôlont des mondes qui ne se mêlent pas tant que cela. Et si d’aventure nous mangions chinois à Paris, nous savons que ce n’est pas la nourriture chinoise de Chine. Un jour, les Européens mangeront des insectes parce que cela les amusera ou parce qu’ils auront faim.
La mondialisation a ceci de particulier qu’elle pousse à sur-réagir. Lorsque les Italiens se sentent menacés, ils créent Slow Food. Lorsque les Français se sentent menacés, ils patrimonialisent leurs terroirs et le repas gastronomique des Français. Et les Espagnols tiennent à leurs tapas comme un rempart de convivialité contre les nourritures solitaires du manger rapide. Que dire de cette quête des « plats nationaux » qui ont donné de bien risibles surprises lorsqu’aux plats « préférés » on voulait donner des allures d’emblèmes pour les nations : qu’auraient pu faire les Canadiens avec le pâté chinois qu’ils adorent et les Français avec le couscous ?
Avec l’alimentation, on peut appliquer les principes de la guerre : les conquêtes appellent des replis, des réactions, des contre-offensives. Aujourd’hui, le contexte de la globalisation des plats a changé. L’abondance alimentaire a été produite par des êtres humains qui ont eu faim. Aujourd’hui, les nouvelles générations de l’abondance veulent garder leur ligne, contrôler leur silhouette et, globalement, donner un autre sens.
Pourquoi la France s’est-elle prise de passion pour la gastronomie ? Parce qu’elle a inventé les restaurants à la Révolution, qui vont perpétuer cette culture de l’excellence aristocratique que le théâtre avait cultivée et que la bourgeoisie va reprendre avec de nouveaux codes, dont l’un pourrait être appelé la gastrolâtrie. Non plus la puissance du roi dans le banquet, mais la distinction de nouvelles classes sociales au solide pouvoir financier.
Aujourd’hui, les brassages de cultures alimentaires sont nombreux et pressants. Une nouvelle diversité est-elle en train de naître ? Oui et non. Non, parce que les trois quarts de ce que nous mangeons vient de quelques plantes et animaux dont la palette a été considérablement rétrécie aux débuts de l’agriculture. Oui, parce que l’industrie formate une offre très abondante, mais peu lisible. Nous devrions être ce que nous mangeons, comme le rappellent les anthropologues. Or, nous ne pouvons pas l’être car nous avons changé de territoire, Houellebecq l’a très bien écrit dans La carte et le territoire.
En effet, nos territoires sont devenus interchangeables, nomades, nomadisants. C’est très déstabilisant et il nous faut des ancrages. La quête des origines est sans doute liée à cette turbulence de notre géographie.
Nous sommes en train de changer de monde. Nous sommes soumis au choc de la diversité, et quels chocs ! Une diversité imposée, qui rejoint nos « néophobies » de mangeurs (nous n’aimons pas tout) et une diversité désirée, dont l’exotisme est la figure la plus facile, dans laquelle l’Autre que je vais plier à mon image sera comestible, une diversité qui alimente notre « néophilie ».
L’idée d’une nouvelle maquette alimentaire ne doit pas nous dérouter, car toutes les époques reformulent leur alimentation. Si l’abondance ne séduit plus, la rareté plaît toujours, le luxe s’inscrit dans ce schéma. Notre alimentation raconte le monde dont nous rêvons. Les plus âgés regrettent les saveurs qu’ils ont aimées, les jeunes n’ont pas peur de transgresser les codes, alors qu’ils ne sont pas les plus nombreux, ni les plus fortunés. L’Etat rêve d’une diversité en classant le repas gastronomique des Français comme un must de notre passion pour la cuisine.