Christian VALANTIN
Conseiller personnel de M Abdou DIOUF, Secrétaire général de l’Organisation Internationale de la Francophonie.
1 – La marche difficile vers le Sommet
L’idée d’un Sommet des Chefs d’Etat et de Gouvernement des pays francophones ne date pas du milieu des années quatre-vingt. Elle est beaucoup plus ancienne. Le Président Senghor y pensait certainement lorsqu’il évoquait, en mars 1962 à Bangui, le projet de formation d’une communauté des pays d’expression française. Quelques années plus tard, à l’occasion de la conférence de l’Organisation commune africaine et malgache (OCAM), en 1966, il précisait son projet et recevait l’appui des Présidents Habib Bourguiba et Hamani Diori puis du Prince Sihanouk. Tous trois allaient donner naissance en 1970, à Niamey, à l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT).
Les conditions dans lesquelles naquit l’Agence furent révélatrices des difficultés que connurent plus tard l’entreprise francophone et le projet senghorien de conférence des Chefs d’Etat. Il fallut deux conférences ministérielles, l’une en février 1969, l’autre en mars 1970, les deux à Niamey, pour sortir l’ACCT des limbes nigériennes. Jean Marc Léger qui fut son premier Secrétaire général reconnaît que « l’Agence est née dans un climat de morosité qui ne fut pas étranger à son peu d’autorité politique au départ et aux difficultés qui marquèrent ses premières années ».
Entre 1970 et 1980, la question institutionnelle était devenue récurrente. En 1973, lors de la Conférence générale de Liège, Jean Marc Léger remettait son mandat et n’en sollicitait pas un autre. Fonctionnant sur le principe de la collégialité (le SG et deux adjoints), il estimait que l’Agence était paralysée, « lourde et pesante ». Sans abandonner le principe de la collégialité, la Conférence de Liège l’aménagea en ajoutant deux autres secrétaires généraux adjoints tout en admettant que le secrétaire général a pouvoir ultime de décision. Ce fut la première réforme. Elle ne régla rien. On proposa à la Conférence générale d’Abidjan, en décembre 1977, que l’Agence soit placée sous la présidence d’un Chef d’Etat ou de Gouvernement. Cette proposition fut rejetée. Mais le besoin de combler « le vide politique » se faisait sentir de plus en plus.
2 – Le projet de Communauté organique
En mai 1980, à la 7e conférence franco-africaine de Nice, le Président Senghor fit un rapport sur le projet de « Communauté organique pour le développement des échanges culturels ». Analysant les raisons qui le poussèrent à présenter ce projet, le Président recommandait, avec d’autres, « d’aborder les problèmes économiques sous l’angle culturel ». Il explique : « c’est qu’on assiste aujourd’hui, à une évolution des esprits, qui réclament le respect des valeurs : égalité des cultures, droit à la différence, respect des identités culturelles comme des croyances, connaissance des apports des cultures non occidentales, libres échanges entre les hommes et les cultures. La vie internationale subit les contre coups de cette crise, qui, dans les pays du Tiers monde, apparaît comme la recherche d’une définition de soi-même par soi- même, selon ses réalités propres. L’interdépendance des cultures, les échanges que nouent entre elles des communautés culturelles apparentées, l’aspiration des peuples indépendants depuis peu, tout cela traduit une évolution qualitative des relations internationales ».
Dépassant le cadre franco-africain, le président poète proposait « la création d’une Communauté entre des systèmes culturels dont les parentés puisent leurs racines au plus profond de l’Histoire (notamment nations arabes et nations africaines), permettrait d’établir l’homogénéité des attitudes, des partenaires, la réciprocité des relations et la cohérence des actions d’entraide. Les problèmes majeurs que sont l’éducation et la formation des hommes, la maîtrise des sciences et des techniques, la revendication de l’identité culturelle, notamment par les jeunes, méritent d’être analysés et résolus en commun. Il s’agit d’étudier l’essentiel, c’est-à-dire les contenus culturels des divers programmes d’intervention régionaux et internationaux. Pour cela, il nous faut créer une « Communauté organique pour le développement des échanges culturels ». Elle sera une instance de concertation souple des Chefs d’Etat et de Gouvernement ».
Et Senghor d’assigner à la Communauté organique des objectifs : « la reconstruction des identités culturelles, hors de tout phénomène d’indifférence ou de mépris pour les cultures mal connues des nations occidentales, le respect du pluralisme linguistique, la place du français dans le monde. Et les terrains sur lesquels le français peut développer sa position sont ceux du plurilinguisme et du refus corrélatif d’une domination linguistique ». La Francophonie lui paraît donc l’espace idéal pour régler cette problématique, la langue française jouant un rôle pilote, à présent qu’elle libère et qu’elle n’aliène plus, qu’elle ne se présente plus comme « un rival crispé d’un anglais dominant ». Langue d’avenir, elle s’impliquera, préconise le Président Senghor « dans la recherche de rapports nouveaux entre cultures nationales et développements endogènes, entre développement socio-culturel et développement économique, dans la promotion des cultures du Tiers monde, dans les échanges entre cultures et dans la construction d’ensembles culturels (anglophone, hispanophone, lusophone, francophone) ». C’était il y a vingt-six ans. On pourrait répéter ce discours aujourd’hui même, sans y rien changer.
Après avoir expliqué les raisons pour lesquelles il fallait donner à la Francophonie une dimension politique que seule la volonté des Chefs d’Etat et de Gouvernement pouvait leur conférer, le Président Senghor esquissa une construction susceptible d’être acceptée par tous. En résumé, il préconisait :
- la Conférence de Chefs d’Etat ou de Gouvernement ;
- le Secrétariat général ;
- les Conférences ministérielles ;
- la Fondation internationale pour les échanges culturels .
Si les trois premiers niveaux s’expliquent d’eux-mêmes, en ce qui concerne la Fondation, Senghor précise qu’elle regroupera trois départements :
- un Conseil scientifique des langues et des cultures ;
- une Agence de coopération culturelle et technique ;
- un Centre d’information.
Dans son esprit, l’actuelle Agence sera « absorbée » par la Fondation pour renaître sous une autre forme et remplir : « un rôle concret d’exécution pour les initiatives et projets de coopération culturelle ».
Evidemment, la communauté organique ne pouvait concerner la seule conférence franco-africaine. Il fallait convaincre, comme le soulignait le Président Senghor, les groupes des pays de l’Amérique (Canada, Québec, Haïti) et de l’Asie (Cambodge, Vietnam, Laos) francophones. Le projet n’eut pas de suite. La rivalité Ottawa / Québec empêcha de le faire aboutir. Cependant leurs Premiers Ministres respectifs continuèrent à appeler de leurs vœux l’organisation d’un « Sommet ».
Pendant les trois années suivantes, l’ACCT s’employa à faire mûrir le projet de réforme des instances, notamment celui du secrétariat. C’est la Conférence générale extraordinaire de Paris (25-27 mars 1980) qui procèdera à la modification tant attendue : les Secrétaires généraux adjoints disparurent pour laisser la place à des directeurs généraux nommés par le conseil d’administration sur proposition du secrétaire général. Ainsi prend fin ce qu’on a appelé la « crise institutionnelle de l’Agence ». Ce fut sa deuxième réforme.
La Conférence générale de Libreville (7-9 décembre 1981), procéda à l’élection d’un nouveau Secrétaire général qui constitua une commission interne de réflexion composée d’une quarantaine de cadres de l’Agence pour « effectuer une étude générale de l’ensemble des problèmes posés et mesurer les enjeux qui sont les nôtres à l’horizon du XXI° siècle ». Presque dans le même temps, un comité des sages, présidé par Senghor, se réunissait du 6 au 8 septembre 1983. Curieusement, la commission interne et le comité des sages n’ont pas abordé le problème institutionnel et ne se sont pas prononcés sur l’opportunité d’une présidence de l’ACCT par un Chef d’Etat ou d’une conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement comme Conférence générale de l’Agence. Mais, faisant à l’Agence, le 10 décembre 1982, une visite officielle, Pierre Elliot Trudeau, alors premier ministre du Canada, déclarait : « Tant que nous n’aurons pas réuni au sommet les leaders politiques des pays francophones, notre projet d’une véritable Francophonie internationale demeurera tronqué. Il lui manquera un lieu où puisse irradier la volonté politique commune de pays participants et l’on continuera à se plaindre du manque de leadership politique, parce que, précisément, on aura refusé de créer l’organe qui lui permette de se définir et de s’exprimer ».
L’échec de la Communauté organique fait apparaître la rivalité croissante entre l’ACCT et ce qui n’est encore qu’une idée, celle d’un Sommet des chefs d’Etat et de Gouvernement. En reprenant l’idée, en mars 1985, Senghor retiré du pouvoir ramenait l’Agence à sa réelle dimension, c’est-à-dire culturelle et technique et non pas politique. On était à moins d’un an du premier Sommet de Paris. Cela ne convenait pas à tout le monde.
Il se sera écoulé onze ans depuis la première démarche de Senghor, en 1975, jusqu’à la première Conférence de Chefs d’Etat et de Gouvernement ayant en commun l’usage du français (Paris 17-18-19 février1986). Elle a pu se tenir grâce à l’entente intervenue entre Otawa et Québec et à l’habileté du Président François Mitterrand.
3 – L’Agence et les Sommets
Dès la préparation du Sommet de Paris, la question s’est posée de savoir qui se chargerait de l’exécution des décisions des Chefs d’Etat et de Gouvernement : « soit l’Agence, soit des organismes « francophones reconnus pour leur compétence ou leur savoir-faire, et si ce devait être l’Agence, à condition d’en aménager les structures », répondirent-ils. C’est dire le peu de confiance qu’ils mettaient alors dans les capacités de l’Agence. La Conférence générale, organe ministériel chargé de sa gestion, se plia aux injonctions Chefs d’Etat et de Gouvernement. Ce sera la troisième réforme de l’Agence en 16 ans. Enfin, afin de surveiller, pour le compte du Comité international de suivi (CIS), la mise en œuvre, par les opérateurs (ACCT, AUPELF-UREF etc.), des diverses missions définies par le Sommet, il fut proposé de désigner des responsables de réseaux. Tout ceci sous l’autorité du CIS instauré par le Sommet. Cette forme de surveillance ne dura que trois ans , les réseaux ayant été intégrés par le Sommet de Dakar à l’Agence qui, reprenant du poil de la bête, devenait ainsi juge et partie. Cette intégration privait le CIS de tout moyen de contrôle. Elle l’affaiblissait, bien que maintenu par le Sommet de Québec dans la plénitude de ses fonctions, tandis qu’elle renforçait l’opérateur principal. De ce renouveau de l’Agence, deux logiques, l’une politique, l’autre technocratique, émergeaient, qui loin de simplifier le fonctionnement institutionnel de la Francophonie, allaient singulièrement le compliquer. Conscients qu’il fallait redresser la barre, autrement dit redonner au politique tout son sens, les Chefs d’Etat et de Gouvernement convaincus de la nécessité de rapprocher les instances de l’ACCT de celles du Sommet, firent de la Conférence ministérielle la Conférence générale et du CIS, devenu Conseil permanent de la Francophonie, le Conseil d’administration. Ce fut la quatrième réforme. Ce n’était pas encore suffisant.
Aussi, les Chefs d’Etat et de Gouvernement prirent-ils, à Maurice, une résolution en créant un comité de réflexion sur l’institutionnel francophone . Ce n’était que le cinquième en cinq sommets. Manifestement lassés par l’incapacité des instances à résoudre la question institutionnelle, soucieux de s’en débarrasser au plus vite, Présidents et Premiers ministres, Ministres représentant leurs Chefs d’Etat absents, constatant que les résolutions précédentes n’avaient rien clarifié ni simplifié et que les enjeux de pouvoirs menaçaient la Francophonie, se refusèrent à connaître du fond pour laisser la réflexion se poursuivre, espérant que le sixième sommet ouvrirait la voie à une solution équilibrée.
Le rapport du Comité de réflexion fut présenté au Sommet de Cotonou qui prit une résolution créant un Secrétariat général avec à sa tête un Secrétaire général. Celui-ci fut élu au 7° Sommet de Hanoï en 1997. Incontestablement, Cotonou fut le Sommet des grandes décisions dans le domaine institutionnel. Les Sommets précédents avaient connu des ajustements en ce qui concerne les mécanismes du suivi et une quatrième réforme de l’ACCT, au Sommet de Chaillot. Mais à Cotonou, il ne s’agit plus d’ajustement. Il est question de reconstruire les institutions, Agence comprise. Une reconstruction en profondeur.
Malgré l’importance incontestable de la réforme de Cotonou, la Charte de Hanoï laissait subsister des incertitudes : les pouvoirs du Secrétaire général étaient strictement encadrés, trop même. Ceux de l’Agence étaient préservés, notamment le pouvoir financier qui faisait dépendre le Secrétaire général du détenteur de ce pouvoir, l’Administrateur général. Ce n’est qu’en novembre 2005, à la Conférence ministérielle de Tananarive, qu’il fut possible de mettre fin à cette dyarchie et d’affirmer la primauté du politique, sans aucune des ambiguïtés qui ont retardé la solution de la question institutionnelle. Elle a mis 30 ans (de 1975 à 2005) à se résoudre, nécessité pas moins de sept réformes et mobilisé autant de comités dit de réflexion. Le Secrétaire général est désormais le seul maître à bord, l’Administrateur est nommé par lui et reçoit de lui les délégations lui permettant d’assurer les missions découlant du cadre stratégique décennal. Il doit bien évidemment lui rendre compte.
La discussion multilatérale est un exercice difficile. Elle a été à l’origine de toutes les contradictions et de tous les compromis qui en sont résultés. Le compromis n’est pas l’idéal, mais le réalisme politique commande d’y souscrire. En Francophonie, le consensus qui est la règle décisionnelle par excellence nous y forçait. Entre plusieurs dizaines de pays qui sont à la table des discussions, c’est un exploit de finir par se mettre d’accord, mais à quel prix ! La rivalité entre l’ACCT et les instances du Sommet n’est autre que celle du politique et du technocratique ; elle se traduisait en des résolutions où, pour des raisons historiques et politiques, il fallait reconnaître à l’Agence son caractère d’unique organisation intergouvernementale de la Francophonie découlant du traité de Niamey (1970) et au CIS puis au CPF la légitimité d’institutions issues de la volonté politique des Chefs d’Etat et de Gouvernement. Contradiction qui se répercuta dans la Charte de 1997 au sujet de la nature et de l’étendue du pouvoir conféré au Secrétaire général. La Charte d’Antananarivo (novembre 2005) régla la question de la dyarchie. Celle de la personnalité juridique de l’OIF fit l’objet d’une acrobatie qui consista à transformer l’AIF (ex ACCT) en OIF lui permettant ainsi de s’appuyer sur la Convention de Niamey qui ne fut pas abrogée.
L’idée de la Communauté organique n’a pas disparu. Si la nouvelle OIF ne correspond pas exactement à la proposition que Senghor avait faite, les fondements qu’il avait tracés reflètent très précisément le contexte politico culturel dans lequel la Francophonie se déploie actuellement : l’adoption par l’UNESCO de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ouvre des perspectives nouvelles, des relations se sont établies entre les aires linguistiques cousines et amies, le dialogue des cultures se révèle indispensable à l’émergence de la démocratie, au respect des droits de l’Homme et à l’avènement de la Paix. Senghor vit toujours parmi nous ; c’est le plus bel hommage que nous puissions lui faire en cette année centenaire.