Bernard DORIN, Ambassadeur de France, président d’honneur du cercle Richelieu Senghor de Paris.
Ma contribution au colloque sera modeste car seules trois longues conversations avec le président Senghor ne pouvaient me permettre de connaître l’homme dans toute sa richesse et sa complexité, et cela d’autant plus que nos entretiens portaient presque exclusivement sur la langue française et la francophonie.
En fait, le ‘projet francophone avait été conçu par Philippe ROSSILLON et moi-même, principalement dans son volet politique, au tout début des années 1960, après ma mission au Québec sur la venue des stagiaires québécois à l’ENA. Notre idée était de faire démarrer la Francophonie politique par l’Afrique en choisissant trois chefs d’Etat africains particulièrement respectés: les présidents Diori HAMANI du Niger, Habib BOURGUIBA de Tunisie et surtout Léopold Sédar SENGHOR du Sénégal. Philippe ROSSILLON assura les relations avec les deux premiers, moi-même avec le président SENGHOR. Plus tard, le président HELOU du Liban et le roi Norodom SIHANOUK du Cambodge complétèrent le trio initial.
En vérité, le choix de BOURGUIBA avait été une erreur car, depuis l’affaire de Bizerte, le Général DE GAULLE le traitait en ennemi, ce qui fit échouer pour une longue période le projet de Francophonie politique que nous appelions initialement de nos voeux. C’est alors que Philippe ROSSILLON eu l’idée de contourner l’obstacle, et le mérite lui en revient entièrement, en engageant le projet francophone par ses aspects culturels et techniques avec la création de « l’Agence de coopération culturelle et technique »(ACCT), dont nous avons rédigé le premier projet de statut sur une murette de la propriété des ROSSILLON à Beynac, en Dordogne. Après la conférence de Niamey I, à laquelle j’assistais en 1969, l’ACCT devait voir le jour à la conférence de NIAMEY II, en 1970, et se poursuivre jusqu’à sa transformation en « Agence Intergouvernementale de la Francophonie »(AIF) aujourd’hui fondu au sein de l’ « Organisation Internationale de la Francophonie » (OIF).
Quant au projet de conférence périodique des chefs d’état et de gouvernements, que nous avions conçu dès 1964 à l’exemple du Commonwealth britannique, il ne devait se concrétiser que beaucoup plus tard avec la conférence de Versailles, en 1986.
J’ai donc eu trois rencontres avec le président SENGHOR à Dakar, la première à la fin de l’année 1964, en présence de l’Ambassadeur VYAU DE LA GARDE, alors que j’étais le conseiller diplomatique d’Alain PEYREFITTE, la deuxième au printemps 1969, en présence de l’Ambassadeur ARGAUD, alors que j’étais le conseiller diplomatique de Robert GALLEY, et la dernière à la fin de l’année 1975, en présence de l’Ambassadeur DAUFRESNE DE LA CHEVALERIE, alors que j’étais le chef du « Service des Affaires Francophones » dont j’ai été le premier titulaire, au Quai d’Orsay en 1975.
De ces trois rencontres, qui m’ont durablement marqué, j’ai retenu, faisant appel à mes souvenirs car je n’ai pas eu le temps de consulter les télégrammes envoyés par les ambassadeurs d’alors, sept grandes idées que je voudrais maintenant résumer :
1° La Francophonie scelle définitivement la fin du colonialisme en établissant l’égalité des droits et des devoirs entre la France et ses anciennes colonies africaines, dont évidemment la plus ancienne de toutes: le Sénégal. A la notion de subordination devait se substituer la notion de dignité réciproque.
2° La Francophonie est de nature à renforcer la cohésion entre les nouveaux Etats indépendants d’Afrique. Il faut en effet éviter à tout prix que les limites administratives des grands ensembles coloniaux AOF et AEF deviennent des frontières d’Etat imperméables.( Le Président Senghor semblait affecté par l’échec de la « fédération du Mali » qui n’avait duré que quelques mois et il semblait prévoir les dérives ivoiriennes de la politique d »ivoirité’ qui se manifesterait bien plus tard.)
3° Devant la difficulté de choisir entre deux cultures, l’africaine et l’occidentale, l’homme africain peut réaliser, grâce à la Francophonie, un véritable « métissage des cultures » qui est la solution culturelle de demain. ( Le Président Senghor semble avoir ainsi prévu, au moins dans le domaine culturel, le phénomène actuel de la mondialisation.)
4° La Francophonie débouche sur la « civilisation de l’Universel » grâce à l’association des grandes zones linguistiques de l’avenir: Anglophonie, Hispanophonie, Lusophonie etc.
5° Grâce à son essor démographique, qui donnera un jour à l’Afrique un poids humain comparable à celui de l’Inde ou de la Chine, l’Afrique francophone représentera de plus en plus l’avenir de la francophonie mondiale. Il est donc essentiel que, dès à présent, la « Francophonie du Nord » participe activement au développement économique et social de celle du Sud.
6° La Francophonie doit permettre de conserver l’unicité de la langue française ainsi que sa pureté verbale et lexicale. Elle sera ainsi une protection contre le phénomène de « créolisation » qui affecte les parlers d’Haïti, des Petites Antilles et des îles de l’océan indien. ( En cela Senghor s’opposait à Aimé CESAIRE, le chantre du créole.)
7° La langue française, en temps que langue nationale de chaque pays francophone d’Afrique, consolidera l’identité nationale de ces Etats qui sont tous, y compris le Sénégal, polyethniques et polylinguistiques. (Le Président Senghor m’avait paru frappé par la tragédie du Biafra en 1967-1970).
En conclusion, le Président SENGHOR m’apparaît comme un « visionnaire ». Sa vision dépasse d’ailleurs largement le Sénégal pour s’étendre à toute l’Afrique subsaharienne et même au monde entier conformément à son rêve de « civilisation de l’universel ». Il se désolait en tout cas de la « balkanisation de l’Afrique » en n’en faisant porter la responsabilité tant au colonisateur qu’à certaines élites africaines. ( Pensait-il à HOUPHOUET-BOUIGNY?). Ce visionnaire était aussi un homme d’Etat, un dirigeant politique, un diplomate, un poète et bien d’autres choses encore. Ce visionnaire était un géant. Qu’il me soit permis de lui appliquer le beau titre que NAPOLEON avait décerné jadis à GOETHE en m’écriant: « Monsieur SENGHOR vous êtes un HOMME! »