Goulven BOUDIC, Maître de conférences en science politique à l’Université de Nantes.
La contribution qui suit se propose d’explorer les relations entretenues entre Léopold Sédar Senghor, la revue Esprit et la question de la francophonie. La légitimité de ce rapprochement ne doit pas seulement à l’intérêt propre de l’auteur pour l’histoire des revues intellectuelles en général, et celle d’Esprit en particulier. Il se trouve par exemple parfaitement légitimé par la publication d’une chronologie de la francophonie dans Le Magazine littéraire de mars 2006, justement consacré à « l’année des francophonies » : « 1962 : Léopold Sédar Senghor publie dans Esprit l’article fondateur de la francophonie, « Le Français, langue de culture » ». Ainsi se trouve effectué le lien entre les trois termes qui nous préoccupent.
Deux remarques méthodologiques s’imposent d’emblée. Nous ne prétendons pas d’abord, dans le cadre qui était le nôtre, avoir épuisé l’ensemble des sources et des interrogations, mais souhaitons plutôt poser quelques jalons d’une histoire qui reste encore largement à faire, et pour laquelle de nombreuses archives restent inexplorées . Ainsi des premières relations nouées entre Esprit et Senghor. Car si le premier article de Léopold Sédar Senghor dans la revue d’Emmanuel Mounier date de 1945, il est très probable que les deux hommes se sont en fait croisés sinon connus dès l’entre-deux-guerres. Alors qu’ils sont en effet issus des mêmes milieux intellectuels parisiens, gravitant autour de l’École normale supérieure, alors qu’ils appartiennent à la même génération (Mounier naît en 1905 et Senghor en 1906), on peut penser que Mounier ne fut pas insensible à la démarche du créateur de revue que fut aussi Senghor, avec L’Étudiant noir, lancé en 1934 deux ans à peine après le premier numéro d’Esprit. De son côté, Senghor était aussi un lecteur de revue, et il est difficilement pensable qu’il n’ait pas au moins feuilleté quelques-uns des premiers numéros d’une revue travaillant à la fondation d’une culture politique en prise avec certaines de ses convictions originelles (catholicisme et socialisme).
Reste qu’en dépit de traces permettant de mieux cerner les éventuelles prémisses de cette relation dans l’entre-deux-guerres, la participation précoce, dès les premiers mois de l’après-guerre offre en elle-même un intérêt certain, puisqu’elle s’inscrit dans une période de « refondation » de la revue Esprit. De fait, si Senghor n’est pas un rédacteur des premiers cercles, ses trois contributions, signées et respectivement publiées en 1945, 1949 et 1962, comme le débat de 1962-1964 qui l’oppose indirectement à la direction d’Esprit à propos de l’interprétation des événements politiques sénégalais, sont autant de moments-clés des débats autour de la question coloniale, dont on sait le rôle majeur qu’elle occupe tout au long de cette période.
En second lieu, l’inscription de ce travail dans le cadre d’une démarche commémorative n’interdit pas évidemment de dépasser les premières impressions inconsciemment véhiculées par certains lieux communs ou certains points de vue rapides. On notera ainsi d’emblée, avant d’y revenir plus longuement, que l’article de 1962 qui est le plus souvent cité au détriment des deux autres, intervient aussi dans un moment de tension très fort entre Senghor et la revue Esprit, au point que le lieu commun fondé sur le rapprochement des trois termes se réfère au moment précis où se tendent violemment les relations entre la revue et le désormais chef de l’État sénégalais. Nul paradoxe toutefois dans une prise de distance qui s’explique largement au vu des convictions qui fondaient jusqu’alors la relation entre Esprit et Senghor.
Trois moments, trois étapes semblent ainsi pouvoir être identifiées. Les deux premières contributions de 1945 et 1949 s’inscrivent dans le cadre d’un premier moment au cours duquel s’affirment progressivement les fondamentaux des positions d’Esprit sur la question coloniale. La troisième contribution s’inscrit quant à elle dans un contexte quelque peu différent. La guerre d’Algérie vient à peine de se terminer, donnant naissance au courant tiers-mondiste lui-même issu de l’anticolonialisme radical porté notamment par les milieux intellectuels germano-pratins. C’est dans ce cadre qu’il convient de replacer à la fois le numéro spécial qu’Esprit consacre à la francophonie et la contribution qui apporte Léopold Sédar Senghor. Ce ne sont pas toutefois seulement les éléments généraux d’un contexte politico-intellectuel qui ont évolué, mais aussi les positions individuelles au sein de ces configurations. Léopold Sédar Senghor n’est plus seulement en 1962 ce brillant produit du moule intellectuel républicain « égaré » en politique, mais bien désormais celui que l’on désigne comme le « poète-président ». En d’autres termes, il est désormais le premier responsable d’un nouvel État, bref, dans la position d’avoir à appliquer certaines des convictions formulées jusqu’alors sur le seul plan du verbe.
Et il n’est pas douteux que cette position nouvelle permet de comprendre à la fois l’impact de sa contribution, puisque sa parole est maintenant inséparable de la fonction qui lui confère son poids, mais qu’elle permet aussi de comprendre le troisième temps de la relation, celui de la tension et de la brouille. Ses fonctions nouvelles l’exposent en effet aux critiques formulées dans l’ordre de l’action, ou du décalage entre le verbe et l’action. La répression du coup de force de Mamadou Dia, directement contemporaine de la publication de son « article fondateur de la francophonie » constitue en effet pour la direction d’Esprit l’occasion de penser – et d’écrire – que ne soient validées les craintes concernant la qualité démocratique de la décolonisation. La querelle sera d’autant plus vive qu’elle est finalement en quelque sorte une querelle de famille…
Radicalité de la négritude et modération institutionnelle : l’originalité de Senghor dans la construction de l’anticolonialisme d’Esprit
Dans ce premier temps de la relation Senghor-Esprit noué dans le cadre de l’après-guerre, trois points de repère peuvent être retenus, qui permettent à la fois de souligner l’importance et l’originalité de l’apport de Senghor à la définition de la position de la revue sur la question coloniale. En effet, avant la fin des années quarante, Senghor aura apporté sa contribution à deux numéros plus particulièrement consacrés à cette question. S’intercalant entre ces deux contributions, il faut également ici évoquer le voyage effectué en 1947 par Mounier en Afrique noire, dont il publie la même année un compte-rendu, sous la triple forme du « récit de voyage », de l’analyse et de l’interpellation, sous le titre L’Éveil de l’Afrique noire .
L’intérêt de Mounier pour l’Afrique, et plus largement, pour la question coloniale, n’est pas neuf et ne date pas de la Libération. On en voudra pour signe, par exemple, que l’un des trois premiers manuscrits retenus avant-guerre pour ouvrir l’éphémère collection Esprit qui, aux éditions Gallimard, vient prolonger les travaux de la revue, est signé par Robert Delavignette, qui apparaît comme l’un des médiateurs historiques d’Esprit sur la situation concrète des colonies. Que sa parution soit empêchée par les événements ne remet pas en cause le statut de Delavignette, puisqu’on le retrouve, dès l’immédiat après-guerre au rang des contributeurs du premier numéro spécial consacré dès juillet 1945 au destin de l’Empire français.
Toutefois, comme le suggère Michel Winock, dans son étude fondatrice , les positions de Delavignette, qui conjugue quant à lui foi en la République et foi dans la mission civilisatrice de la France, sont désormais loin d’être exclusives et ce dossier de 1945 témoigne de la montée en puissance d’un registre assez différent de celui de l’administrateur colonial. Et c’est précisément à la contribution de Senghor que l’on doit cette tonalité nouvelle et quelque peu décalée, ce son de cloche un peu neuf, même si, comme le note encore Michel Winock, le cadre de l’Union française proposé par la Quatrième République demeure la référence commune. Si le débat se déplace malgré tout, c’est essentiellement du fait de l’articulation opérée sous la plume de Senghor entre l’affirmation de l’identité (la fameuse « négritude ») et la double revendication de la liberté et de l’égalité. La posture est donc d’emblée originale, car si elle ne s’inscrit pas dans le cadre traditionnel de la geste coloniale républicaine, mais tranche par la radicalité inédite de la revendication identitaire, elle ne s’affranchit pas pour autant du cadre institutionnel, ce qui lui confère une forme en définitive « modérée ». On notera au passage que cette posture est très proche de celle adoptée par Mounier à l’issue de son voyage africain de 1947, dont le récit peut constituer un autre exemple de cette surprenante, et parfois datée, conjugaison de modération et de radicalité, d’appel à la patience et d’exigence d’une égalité immédiate .
C’est cette ligne, véritablement structurante, nous semble-t-il, du « senghorisme politique » que l’on retrouve formulée dans un second dossier au titre prémonitoire, « Dernières chances de l’Union française », auquel Senghor apporte sa contribution en juillet 1949. Le député y évoque plus particulièrement deux de ses thèmes et de ses combats favoris, l’éducation et la culture, pour déboucher là encore sur l’expression d’une posture mêlant radicalité et modération.
On sait l’importance des engagements du parlementaire Senghor sur la question éducative, qui concentre tout à la fois les espoirs, mais révèle aussi les blocages et partant, les risques de déception voire de désillusion. Ses divers écrits, comme le témoignage posthume du Recteur Capelle, qui fut l’un de ses plus précieux soutiens au cœur de l’administration, l’attestent . Toutefois, alors que le ton et certaines des positions de Senghor pouvaient le faire apparaître plus radical que la moyenne des rédacteurs du précédent numéro de juillet 1945, c’est désormais la part de modération qui l’emporte aux yeux du lecteur attentif. En effet, l’article de Senghor tranche dans un ensemble où la tonalité d’un anticolonialisme radical semble désormais bien installée, à défaut d’être unanimement partagée. Si bien que Senghor apparaît cette fois comme en retrait par rapport à certaines revendications, certains jugements ou certaines inquiétudes formulées tout au long des articles qui composent ce numéro. On peut ainsi trouver paradoxalement volontariste l’affirmation d’un attachement viscéral à la France et essentiellement à cette culture, à cette civilisation qui libère et émancipe, comme on peut juger héroïque cette foi maintenue, contre certaines évidences, d’une France capable d’intégrer en son cœur les apports divers venus d’ailleurs. La conclusion de la contribution de Senghor, véritable déclaration d’amour à Paris, centre et creuset d’une civilisation de l’universel, détonne également dans un ensemble où ce sont plutôt les déceptions qui l’emportent.
Alors que Robert Delavignette apparaissait en 1945 comme le médiateur de référence, cette position est ainsi désormais occupée en 1949 par Jean Rous, qui occupe une position stratégique tant dans le numéro que dans la configuration anti-coloniale en cours de constitution. Le rapprochement entre Jean Rous, issu du trotskysme, et Esprit date de l’après-guerre. Il est notamment lié aux enjeux de pouvoir internes à la SFIO qui se cristallisent dans l’affrontement entre Daniel Mayer et Guy Mollet. Le premier, candidat de Léon Blum et d’un socialisme authentiquement démocratique, doit s’effacer devant le second, qui aime à s’afficher marxiste, malgré une méfiance à l’égard du communisme d’appareil. Jean Rous, soutien de Guy Mollet, déchante toutefois rapidement devant les doubles discours et les stratégies rhétoriques du nouveau Premier secrétaire de la SFIO, au point de s’en détacher et de s’investir pleinement dans la tentative du RDR, dont il est l’une des chevilles ouvrières. Pleinement inscrit dès lors dans les réseaux neutralistes, Jean Rous participe à l’articulation qui s’opère rapidement entre le neutralisme et l’anticolonialisme . C’est autour d’une organisation franco-britannique progressiste de l’époque, Le Congrès des peuples contre l’impérialisme, que se construit cette nouvelle orientation, où les indépendantismes trouvent un écho, dans un registre très éloigné des velléités de coopération entre métropole et colonies.
Le numéro de 1949 contient d’ailleurs un long exposé de Jean Rous, intervenant ès qualités de responsable du Congrès des peuples, dont les conclusions illustrent bien les liens qui sont en train de se nouer entre décolonisation et régénération du socialisme, le tiers-monde devenant tout simplement le véritable terreau de la renaissance d’une aspiration révolutionnaire épuisée en Occident : « Vu sous cet angle, la lutte anticolonialiste se présente comme une étape de la lutte antiimpérialiste et anticapitaliste, comme un chaînon de l’action pour la Révolution. Des réserves nouvelles se préparent dans les mouvements nationaux pour assurer une relève révolutionnaire avec des éléments neufs que la lutte a forgés et que n’ont point démoralisés des expériences décevantes comme celles du prolétariat et des révolutionnaires d’Europe. Il est coutume d’appeler les ouvriers et les démocrates d’Europe au secours des opprimés du monde colonial. Mais il ne fait aucun doute qu’une fois libérées, par le fait même de leur élan, de leur jeunesse et de leur fraîcheur, ces derniers rendront au centuple à la révolution démocratique et socialiste l’appui qu’ils auront reçu ».
Comment dès lors interpréter le texte et la position assurément décalée de Senghor, et son appel vibrant à la constitution d’une réelle « communauté française » ? Il semble difficile d’y voir la seule révélation d’un retrait, d’une modération ou d’une sagesse quelque peu naïve, comme certains ont pu le plaider dans une optique délibérément critique de la démarche de Senghor. Le procès fait en naïveté, notamment, est difficilement recevable, lorsque l’on connaît l’évolution des relations entre Senghor et la direction molletiste de la SFIO. Le conflit qui aboutit finalement à la démission de Senghor en septembre 1948, puis à la création de sa propre formation politique, le B.D.S., en avril 1949, révèle que le député du Sénégal est aussi capable de juger, de diagnostiquer voire de provoquer des points de non-retour. Car tous les arguments qui justifient l’alarmisme du titre d’Esprit, « Dernières chances de l’Union française », figurent dans sa lettre de démission adressée à Guy Mollet, véritable réquisitoire dirigé contre la direction de la SFIO : racisme latent, défense d’intérêts troubles, doubles discours, incapacité à concrétiser les promesses au sein du parti d’une coopération égalitaire, etc . Il faut donc bien ici admettre l’hypothèse que si le point de non-retour est franchi, du point de vue de Senghor, en ce qui concerne la SFIO, il reste, toujours de son point de vue, quelques marges de manoeuvre en ce qui concerne les liens avec l’Union française. En pratique, autant que la sagesse ou la naïveté du député, ce que suggère cette contribution, c’est la croyance maintenue, malgré les difficultés concrètes, dans la possible élaboration d’une politique métropolitaine qui ne relèverait ni de la logique coloniale traditionnelle sous couvert d’Union française, ni d’une politique de rupture et d’abandon, sous couvert de l’argument qui sera celui de de Gaulle à l’encontre de Sékou Touré quelques années plus tard.
C’est ici que réside l’intérêt de la position de Senghor pour la direction d’Esprit, et notamment pour Jean-Marie Domenach, dont le rôle au sein de la rédaction s’affirme au moment où Mounier semble prendre quelques distances avec l’animation quotidienne très lourde de la revue . C’est en effet à lui qu’il revient de recadrer l’ensemble des débats et de poser les bases de la ligne éditoriale de la revue en la matière. Or, si Jean Rous semble bien être devenu l’un des points de référence de la revue, il n’en constitue pas à lui tout seul « l’expression moyenne ». Domenach, dans son article de conclusion du dossier de 1949, le formule explicitement, en s’adressant directement à l’intéressé : « Nous avons assez souligné la nécessité d’une émancipation politique pour pouvoir dire franchement à nos camarades du Congrès des peuples que le danger existe d’une déviation de la lutte nationale, surtout dans des pays où le prolétariat est faible, encore sans tradition et très proche d’un climat de violence guerrière et religieuse » . Pour la direction d’Esprit non plus, le point de non-retour ne semble donc pas encore atteint, même si les chances de réussite sont précisément affectées par cette réduction jugée manichéenne du débat entre indépendance sans retour et statu quo colonial.
Mais surtout, pour Domenach, qui n’en démordra plus jusqu’à la fin de sa vie, le combat pour l’indépendance ne confère aucun brevet d’angélisme a priori. Fanatismes, dictatures, substitution dans l’indépendance des élites coloniales par des élites, autochtones certes mais tout autant haïssables : toutes ces dérives sont d’emblée évoquées pour mieux mettre en évidence l’urgence d’une « autre politique », dont l’espérance puise aux mêmes racines que l’espérance francophone qui se dessine, une fois réglée la séparation des corps.
De la fondation intellectuelle de la francophonie au désamour (1962-1964)
Le contexte qui entoure la publication du numéro spécial d’Esprit de novembre 1962, « Le Français, langue vivante », dans lequel figure la troisième contribution recensée de Senghor à l’écriture de la revue est, bien entendu, très différent de celui de la fin des années quarante, même si sur de nombreux points des continuités apparaissent, des fidélités se confirment. Il diffère tout d’abord en ce sens que, désormais, au-delà des débats et des prises de position passées des uns et des autres, la décolonisation est un fait accompli. La guerre d’Algérie vient de se terminer par la signature et l’approbation des accords d’Évian, au terme d’un conflit qui a malheureusement confirmé les pires scénarios envisagés dès 1947 . Tout au long de ce conflit, les positions d’Esprit sont malaisées, dans la mesure du refus de se lier à l’un des deux camps dont l’affrontement mène au paroxysme redouté. Refusant ainsi le ralliement à la position des 121, Domenach ne mâche pas ses mots à la fois contre le FLN, sa violence et l’ambiguïté de sa relation à la tradition et à la religion, et contre un pouvoir gaulliste, ménagé certes, mais vite jugé trop attentiste face à l’impératif de la négociation. Inflexible dans sa dénonciation de la torture, de la censure et de l’état d’exception, hésitante dans l’attitude à adopter au quotidien vis-à-vis des soutiens du FLN ou des porteurs de valise, dont certains viennent de ses propres rangs , la revue tente tant bien que mal de maintenir le cap de la négociation, à égale distance du FLN et du pouvoir gaulliste. En proie aux critiques des deux camps, moquée pour sa prudence et son respect par la gauche de la gauche, mais en même temps plastiquée par l’OAS, la revue se situe dans l’exacte ligne fixée dès 1949 : ni colonialisme, ni soutien sans condition aux indépendances, s’il s’avère que celles-ci ne débouchent en réalité que sur la substitution d’une domination par une autre, d’une violence par une autre.
C’est cette conviction profondément ancrée qu’illustre et confirme par exemple la réception à Esprit de l’ouvrage de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, en 1961, sous la plume de Jean-Marie Domenach. Véritable manifeste de l’anticolonialisme radical, l’ouvrage préfacé par Jean-Paul Sartre est accueilli dans un mélange de sympathie et de réticences. Ce sont notamment le ton guerrier et le mythe d’une décolonisation « table rase » qui inquiètent au plus haut point le successeur de Mounier à la direction de la revue . Les positions de Senghor, adepte d’une décolonisation qui ne soit pas rupture radicale, mais poursuite du dialogue, du métissage et de la recherche d’une civilisation de l’universel sont explicitement citées par Jean-Marie Domenach en contre-point des analyses de Fanon. La même ligne se lit encore dans le dossier consacré, quelques mois avant le numéro sur la francophonie, en avril 1962, à la situation des Antilles : « ni assimilation, ni rupture radicale », mais bien, sur la base des positions d’un Aimé Césaire, dont on connaît la proximité à Senghor, recherche d’une autre voie sur la base de l’autonomie et de la coopération maintenue. « Les Antilles, avant qu’il ne soit trop tard » : dans le titre même, l’écho des numéros des années quarante et cette obstination louable à croire qu’il n’est pas trop tard, même si…
C’est dans ce contexte que la position de Senghor revêt un intérêt tout particulier. Il n’est d’ailleurs pas le seul intervenant du dossier en posture d’action, puisqu’on y retrouve le québécois Jean Pellerin et le Prince Norodom Sihanouk. Mais il est de toute évidence celui dont le rôle dans l’institutionnalisation de la francophonie sera déterminant. Et Senghor, en position d’acteur politique de premier plan, président d’un jeune État issu d’une décolonisation pacifique, ne renie pas le noyau dur de ses convictions passées. Certes, le contexte institutionnel n’est plus le même, la question n’est plus celle de la réalité, du contenu à donner à l’Union française, mais l’essentiel demeure : la langue partagée, et, plus encore que la langue, la culture. « La francophonie, c’est cet humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des « énergies dormantes de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire. « La France, me disait un délégué du FLN, c’est vous, c’est moi : c’est la culture française ». Renversons la proposition pour être complets : la Négritude, l’Arabisme, c’est aussi vous, Français de l’Hexagone. Nos valeurs font battre, maintenant, les livres que vous lisez, la langue que vous parlez : le français, Soleil, qui brille hors de l’Hexagone ».
À cette proclamation de foi, qui se prolonge dans une habile leçon à l’ancien colonisateur, Jean-Marie Domenach et Camille Bourniquel, qui préfacent le numéro spécial, ne peuvent être insensibles . Le lien entre la publication de ce manifeste pour une reconnaissance officielle de la francophonie et l’actualité est explicite sous leurs plumes, lorsqu’ils appellent à ne pas concevoir l’achèvement de la décolonisation comme un appel au repli frileux ou comme la justification d’une nostalgie de « toutes les grandeurs passées ». Car, « alors que la France rentre en France », et que pointe le risque que l’Hexagone ne soit plus désormais qu’une puissance moyenne parmi d’autres, la croyance est réaffirmée d’une « certaine idée de la France », pour reprendre à dessein la formule gaullienne, à laquelle Domenach reste profondément attaché, dans l’héritage d’un Péguy comme dans la fidélité à son gaullisme du 18 juin 1940 . Et c’est précisément la voie de la francophonie qui permet la pérennité de ce « nationalisme ouvert » : « L’apparition des nouveaux États francophones rend [à la France] sa place internationale au moment où on la croyait condamnée. Mais dans la compétition des puissances, son originalité ne survivra que si les Français eux-mêmes y mettent leur foi, s’ils sont capables d’inventer encore de nouvelles formes et de donner des réponses humaines aux besoins du monde contemporain ».
Il n’en demeure pas moins que cette « exigence de francophonie », qui vient réunir à nouveau Senghor et Domenach, au point de faire rétrospectivement de ce numéro spécial un « manifeste fondateur », ne relègue pas pour autant l’ensemble des motivations de « l’anticolonialisme réformiste » d’Esprit, et notamment ce souci de la liberté qui occupe une place essentielle dans le répertoire de la revue .
Or, le numéro de novembre à peine publié, les événements politiques sénégalais viennent fragiliser cet hymne à la francophonie et envenimer la relation entre Senghor et Esprit. Il ne nous appartient pas ici de revenir sur le détail de cette séquence politique qui s’ouvre le 17 décembre 1962 par ce que certains appellent le coup de force, voire le coup d’État de Mamadou Dia, jusqu’alors compagnon de route de Senghor, et son Premier ministre. Jugé, ainsi que plusieurs de ses proches considérés comme ses comparses, Dia est condamné en mai 1963 à une très lourde peine de prison au terme d’un procès dont les motivations politiques n’échappent à aucun observateur .
La réaction d’Esprit ne tarde pas. En septembre 1963 est ainsi publié sous le titre « Dia, Senghor et le socialisme africain », un document préfacé par Jean-Marie Domenach et Paul Thibaud, son adjoint à la direction de la revue, qui est aussi le rédacteur du document. Les deux hommes insistent d’emblée sur la vigueur des critiques qui y sont formulées, notant qu’elle est proportionnelle à l’amitié et à la proximité qui lie Esprit et Senghor : « C’est au nom d’une entreprise, d’un destin en partie communs, que nous estimons avoir le droit, avec la réserve qui s’impose, de nous exprimer. Ajoutons, puisque ces quelques lignes sont placées en tête d’une chronique sur le Sénégal, que cette proximité est plus grande encore quand il s’agit de ce pays, puisque les principes que l’on invoque, qui sont en cause là-bas, sont aussi les nôtres ». Querelle de famille, donc, aggravée en quelque sorte par la présence de coopérants et de conseillers techniques proches des réseaux de la revue, du côté de Dia, mais aussi par la présence plus surprenante de Jean Rous, désormais conseiller du président Senghor et propagandiste du « socialisme africain ».
La publication du document a de fait été entourée de multiples précautions. Paul Thibaud interroge ainsi préalablement Senghor au cours d’une conférence de presse en juin 1963, et s’attire par là-même les foudres présidentielles. Une première version du document est encore envoyée à Jean Rous, « conseiller personnel » de Senghor, sans provoquer quant à elle la réaction escomptée.
La publication de cette première série de critiques, où transparaissent un premier bilan pour le moins contrasté du socialisme africain version sénégalaise, une sévère condamnation des dérives despotiques du pouvoir senghorien, en même temps qu’une justification partielle de la démarche de Dia provoque une nouvelle colère présidentielle.
Il est en effet difficilement envisageable que Senghor n’ait pas au moins été informé préalablement du contenu de la lettre ouverte que deux de ses propres ministres prennent le soin d’envoyer à la revue en réponse à la publication du document. Ignorant tantôt superbement Paul Thibaud, le prenant tantôt de haut (« un certain Thibaud »), les deux ministres sénégalais tentent de renvoyer les intellectuels français dans les cordes, en usant d’arguments où affleure une bonne dose de mauvaise foi. Mettant en accusation les conseillers techniques, « vos amis », qui, dans l’entourage de Dia se voient imputer les difficultés économiques du Sénégal, ils n’hésitent pas à évoquer implicitement l’idée d’un complot : « Ils ont pensé pouvoir se servir de Dia pour expérimenter sur le Sénégal, par-delà les institutions sénégalaises, par-delà le peuple sénégalais, une certaine politique gauchiste, teintée de cléricalisme ». Franchissant un stade supplémentaire dans la polémique, ils sortent l’artillerie lourde pour tenter de désamorcer l’impact négatif de la publication du document : « Nous craignons que vous ne soyez pas encore décolonisé. Car si vous l’étiez, vous respecteriez notre Indépendance, en vous occupant des affaires françaises au lieu de vous occuper des affaires sénégalaises. Vous ne respectez pas notre Indépendance nationale […]. Du haut de ces grandeurs, vous trouvez naturel de nous tancer comme des élèves ou des enfants […] ».
La lettre ouverte est publiée en janvier 1964, accompagnée des réponses conjointes de Jean-Marie Domenach et de Paul Thibaud. Le directeur d’Esprit, notamment, rappelle la proximité entre Senghor et la revue : « Nous avons agi au grand jour, correctement, et je puis même dire amicalement. Nous le devions au Président Senghor qui a honoré notre revue de sa collaboration, et que plusieurs d’entre nous connaissent et admirent depuis longtemps ». Mais il revendique et justifie la publication du document gênant et répond à l’accusation d’ingérence en rappelant les engagements passés et cette ligne qu’il s’est toujours imposé de suivre tout au long de la décolonisation : « Si nous avons soutenu les nationalismes africains, c’était au nom d’une exigence commune de dignité et de liberté, qui subsiste au-dessus des souverainetés nationales, et il est plaisant qu’on veuille aujourd’hui nous fermer la bouche avec les arguments les plus usés des nationalistes européens du début de ce siècle[…] ». Renvoyant les deux ministres aux propres écrits de leur Président, il élargit le débat en s’appuyant sur le socialisme revendiqué par Senghor et proposé comme modèle de « socialisme africain » : « Vos affaires sont nos affaires, car ce sont les affaires du socialisme, et comme disait Péguy, il faut toujours en traiter comme si elles étaient les affaires de l’Internationale humaine ». Quant à Paul Thibaud, il réitère pour sa part les motifs du désamour et du conflit : « Nous savons que le Président Senghor ne craint pas d’user de représailles à l’encontre de ceux qu’il juge lui être ennemis ».
La part publique de la polémique est close. Mais ses effets n’en sont pas moins réels et profonds, comme en témoigne le journal de Jean-Marie Domenach, qui rapporte le récit d’une tentative de conciliation entre les deux parties en novembre 1964, à l’instigation d’Hubert Beuve-Méry, qui accepte de jouer les entremetteurs, en présence de Domenach lui-même, de Paul Thibaud, de Paul Flamand, fondateur et patron des Éditions du Seuil, et à ce titre, à la fois éditeur de Senghor et des ouvrages des collections Esprit, de Jean Rous et enfin de Léopold Sédar Senghor lui-même. Il faut ici citer longuement ce passage, dans l’espoir que sera un jour accessible le propre compte-rendu de Senghor, s’il existe : « Dîner avec Senghor. Beuve-Méry, souhaitant me réconcilier avec Senghor, nous invite à dîner, Thibaud et moi, – Rous et Flamand sont de la partie. […] Aux liqueurs, Beuve met le train sur les rails. Senghor part sur le thème : « Vous nous avez blessés en doutant de notre « sincérité », en refusant de venir au Sénégal, comme je vous y invitais, c’était croire que je ferais pression sur vous… » Je réplique que nous avions envoyé le document à paraître et attendions ses observations. J’aurais été gêné d’aller à Dakar à ses frais et d’en revenir avec des confirmations. Senghor dit que nous reprochons à son entourage d’être corrompu… alors que l’entourage de Dia… Thibaud, placide, lui porte un direct : « Est-ce que vous n’avez pas vous-même dû renvoyer un des signataires de la lettre à Esprit pour corruption ? » Senghor encaisse, et revient toujours au même thème : « Vous êtes des colonisateurs, nous sommes des colonisés… » Je refuse de me laisser enfermé dans ce statut. Je lui dis que je suis anticolonialiste depuis l’âge de huit ans. Je n’ose lui dire que, lui, comme colonisé… Lui et Rous reviennent sans cesse sur les « conseillers » de Dia, qui nous auraient intoxiqués… Nous lui disons que nous nous sommes informés partout… La discussion est rude. Senghor joue bien de son aspect intellectuel, sans en abuser d’ailleurs. Rous, triste. Lui que je voyais en héros de la Révolution, il parle en courtisan, cite son maître, le fait briller… Deux ou trois fois, Thibaud le remet rudement en place. Oui, triste de vieillir, toujours, mais surtout pour un révolutionnaire […]. On se quitte à minuit. Tout soudain, Senghor devient froid ; le policier de garde nous sourit. Lui s’engouffre dans sa limousine dont un « nègre » à redingote d’or lui ouvre la porte. Il rejoint son monde, qui n’est pas celui des colonisés, mais celui des puissants et des riches » .
Que retenir de tous ces éléments ? Sinon que la rupture, ou tout du moins le gel des relations entre Esprit et Senghor ne contrecarrent pas les investissements respectifs dans la cause francophone. Esprit l’est, par volonté d’Emmanuel Mounier dès son premier numéro, et structurellement, par sa place dans le champ des revues intellectuelles en langue française, et Senghor sera bien l’un des initiateurs de la francophonie officielle .
Ce n’est pas ici le lieu pour débattre de la question de savoir si la pratique politique concrète de Senghor justifie une mise au rencart de sa philosophie qui mêle affirmation de la négritude et fierté de l’identité originelle, d’un côté, et, de l’autre, l’impératif de l’ouverture aux autres cultures et civilisations et la référence permanente au métissage, défendu autant comme une évidence historique que comme un objectif pour le futur. La difficulté démocratique notée par de nombreux observateurs, cette même difficulté démocratique qui entraîna la prise de distance et les critiques d’Esprit, n’est à nos yeux pas secondaire. Mais elle ne peut selon nous suffire à discréditer une philosophie et un message politique qui reste d’une actualité évidente. Il est difficile sur ce point, pour un contemporain qui découvrirait la pensée et les écrits de Senghor , de ne pas noter, au-delà des vocabulaires d’époque, les rapprochements possibles entre les débats portés par le poète-président et ceux où s’illustrent aujourd’hui les noms de Samuel Huntington, de Charles Taylor ou de Michaël Walzer. Plus largement, c’est bien dans ce débat sur l’universel et les contributions particulières que Senghor peut apparaître comme un précurseur, une référence fondatrice. À l’heure des discours potentiellement guerriers qui se réclament d’une vision belliciste et impérialiste du « choc des civilisations », on conçoit bien l’urgence de la pensée Senghor.
Mais il n’est pas si sûr que les crispations de la société française autour de la question de l’immigration et, plus largement, les crises contemporaines du projet et du récit nationaux autorisent ce discours à rester audible, au-delà des exercices pédagogiques, aujourd’hui que la France et l’Europe sous-traitent à certaines de leurs anciennes colonies d’Afrique du Nord la tache d’assurer la police des frontières du continent africain.