Catherine Atlan, Centre d’Etudes des Mondes Africains / université de Provence
Parmi les grands thèmes de la pensée de Senghor figure une notion aujourd’hui occultée, qui a précédé l’élaboration du projet francophone, l’idée d’Eurafrique. Nous voudrions exposer ici les tenants et aboutissants de ce concept dans la pensée senghorienne, et montrer en quoi sa promotion a joué un rôle important dans le cheminement intellectuel comme dans la stratégie politique du dirigeant sénégalais.
Senghor et les pionniers de l’idée européenne
Les origines de l’idée d’Eurafrique remontent à l’Entre-Deux-Guerres, qui fut une période de maturation intellectuelle et politique pour le jeune Senghor. Alors étudiant à Paris (depuis 1928), ce dernier participa en effet pleinement au bouillonnement intellectuel et à l’effervescence idéologique qui animait la capitale française . Parmi les divers milieux qu’il fréquenta au cours des années 1930, certains ont pu l’engager dans une réflexion sur l’Europe et sur la possibilité d’y associer l’Afrique. Ce fut notamment le cas des mouvements de jeunesse d’obédience sociale-démocrate, que Senghor rejoignit sous l’influence de Georges Pompidou, son camarade de promotion au lycée Louis-le-Grand : les deux jeunes gens, membres du groupe des Etudiants Socialistes, suivaient attentivement la vie politique de leur temps et adhéraient aux principales positions de la gauche française. Or, au rang de celles-ci figurait le soutien à la politique d’Aristide Briand, le « pèlerin de la paix », apôtre de la réconciliation franco-allemande et défenseur de la Société des Nations, qui imagina la construction d’une Union Européenne susceptible d’éradiquer le spectre de la guerre. Léopold Sédar Senghor croisa son chemin à plusieurs reprises, puisqu’en 1930 et 1931, il faisait partie des délégations de jeunes socialistes venus accueillir le ministre de retour de tournées provinciales . Il est permis de penser qu’à son écoute, l’étudiant sénégalais fut sensibilisé à l’idée européenne.
Il l’entendit également évoquée au sein d’un autre cercle intellectuel dont il se rapprochait à la même époque, le courant humaniste chrétien animé par Emmanuel Mounier . Les membres du groupe Esprit engageaient alors leur réflexion vers la recherche d’une « troisième voie » pour l’homme moderne dans le monde, une voie spiritualiste susceptible de conjurer à la fois le matérialisme communiste de type soviétique et le matérialisme consumériste du capitalisme américain. Cette démarche, caractéristique de « l’esprit des années trente » , conduisit certains de ses tenants à défendre le projet d’une Europe nouvelle, qui serait à la fois le catalyseur et le cadre idéal des solutions envisagées . Ces thèmes purent trouver un écho chez Senghor qui, avec d’autres intellectuels noirs présents en France, interrogeait alors les relations entre civilisations africaine et européenne.
Les milieux de la Négritude, mouvement co-fondé et animé par le jeune Sénégalais , furent en effet amenés à s’intéresser eux aussi, quoique de façon plus occasionnelle, à l’idée européenne et à ses possibles ramifications vers l’Afrique. En 1931 parut ainsi dans la Revue du monde noir un article préconisant la création d’une entité « eurafricaine » – concept qui commençait à circuler dans certains milieux coloniaux européens . Selon son auteur, le remède à la Grande Crise résidait dans une meilleure intégration des continents africain et européen : afin de sortir de sa paralysie économique, l’Europe pouvait utiliser l’énorme potentiel africain pour stimuler ses entreprises ; l’Afrique, tout en bénéficiant de ce fait d’un regain d’activité, deviendrait alors la « sauveuse » de l’Europe et verrait sa dignité pleinement reconnue, sur la base de « l’égalité des races » . Bien que tributaire de l’idéologie coloniale de son temps, cet article suggérait un renversement de perspective dans l’usuelle vision hiérarchique des civilisations. Comme tel, il attira probablement l’attention de Léopold Sédar Senghor, contributeur et lecteur assidu de la revue, sur l’intérêt d’associer l’avenir de l’Afrique à celui d’une Europe en gestation.
Plusieurs courants de pensée – social-démocratie, humanisme chrétien, mouvements nègres – concoururent donc à familiariser le jeune intellectuel sénégalais avec l’idée européenne, à l’époque où celle-ci connaissait ses premiers développements théoriques, sous la plume d’idéologues inventifs et visionnaires. Cependant, les propositions de ces derniers n’allaient pas résister à la crise des années 1930 ; elles furent balayées par les faillites successives de la diplomatie européenne, puis par la marche à la guerre. Il fallut attendre la fin du second conflit mondial pour qu’elles ressurgissent de façon plus concrète.
Le député du Sénégal face à la construction européenne
Entretemps, Léopold Sédar Senghor avait fait son entrée dans l’arène politique : à partir de 1945, il fut élu député du Sénégal, mandat qu’il allait conserver jusqu’à la fin de la Quatrième République. Siégeant au Palais-Bourbon, participant aux commissions parlementaires ainsi qu’à divers organismes publics, il fut amené à côtoyer de près les milieux politiques français de l’après-guerre, notamment les hommes du MRP auquel son groupe parlementaire était apparenté . Par leur intermédiaire, le jeune député put rencontrer les principaux architectes de la construction européenne, dont beaucoup appartenaient à la mouvance démocrate-chrétienne. D’emblée, Senghor manifesta un réel intérêt pour leur projet. Il l’exprima tout au long des années quarante et cinquante au cours de nombreuses déclarations faites à plusieurs tribunes : à l’Assemblée Nationale, où le représentant sénégalais participa à tous les débats sur la construction européenne ; à l’Assemblée consultative européenne de Strasbourg, dont il fut membre à partir de 1949 ; enfin dans la presse, tant africaine que française, où il développa à plusieurs reprises sa vision de ce que devait être l’Europe.
Celle-ci devait d’abord, selon lui, s’appuyer sur une dimension spirituelle : c’est en ce sens qu’on entendit Senghor affirmer à l’Assemblée la nécessité de préserver « l’esprit » de la civilisation européenne, lequel, plus que dans les prouesses techniques ou scientifiques, résidait dans une certaine liberté de pensée et dans « la vertu du moraliste » . L’Europe devait, d’autre part, se construire à la mesure de l’homme : « défendre l’Europe, c’est défendre l’Humanité » déclara-t-il en 1953, avant d’adjurer ses contemporains « de ne pas trahir l’Europe en trahissant l’Homme » . La nouvelle entité fédérale devait, enfin, rester ouverte sur le monde, et notamment sur l’Afrique, ce qui impliquait concrètement qu’elle puisse intégrer les territoires ultramarins de la France. Le député sénégalais insista sur ce point dès les premiers débats concernant la construction européenne. En juillet 1949, lors de la discussion sur l’entrée de la France au Conseil de l’Europe, il rappelait ainsi à ses collègues parlementaires :
« Vous le savez, l’objet de ce débat n’est pas seulement l’Europe. C’est l’Europe dans le principe mais, en réalité, c’est l’Eurafrique. Même sur le plan juridique, ce n’est pas la France qui entre au conseil de l’Europe, c’est la République Française, et vous savez qu’aux termes de la Constitution, la République Française n’est pas seulement composée de la métropole, mais encore des départements et territoires d’Outre-Mer. »
La ferme volonté de Senghor, en ces années de tâtonnements institutionnels, était en effet que la future Union Européenne n’oblitère pas l’Union Française, cette structure née de l’après-guerre dans laquelle les élites franco-africaines avaient placé de grands espoirs : le politicien sénégalais y voyait pour sa part à la fois un cadre juridique perfectible et un projet idéal de libre association des peuples . Celui-ci ne risquait-il pas d’être remis en cause par l’engagement européen de la France ? C’est la crainte que le député exprima à plusieurs reprises devant l’hémicycle. Le 17 janvier 1952, il déclarait ainsi : « La réponse que m’a faite, l’autre jour, M. le président René Pléven ne nous a pas entièrement satisfaits. Il nous a dit qu’on construirait l’Europe en même temps que l’Union française. Soit. Mais, je le demande de nouveau, … ces deux objectifs seront-ils coordonnés ou subordonnés l’un à l’autre ? » . Derrière cette question se profilait une double appréhension : celle d’une France « européanisée » qui se détournerait du continent africain, et celle d’une Europe « coloniale » qui accentuerait sa domination sur ce dernier .
C’est bien pour que l’Europe ne se fasse pas sans l’Afrique, ni au détriment de celle-ci, que Senghor réintroduisit la notion « d’Eurafrique », issue des prospections théoriques de l’avant-guerre, dans le débat politique français. Certes, l’Eurafrique que le député sénégalais envisageait restait un dessein d’ordre très général. Il imagina d’abord la construction d’un vaste édifice en plusieurs étapes : la première consacrerait la formation de fédérations euro-africaines regroupant chaque ex-métropole coloniale (France, Grande-Bretagne, Belgique) avec ses territoires africains ; la communauté européenne viendrait, dans un second temps, coiffer ces fédérations dans une association de type confédérative ; celle-ci évoluerait enfin vers un ensemble formel plus intégré . Par la suite, la vision senghorienne de l’Eurafrique évolua, se dégageant notamment de ses références coloniales : elle tendit à se présenter comme une fédération d’Etats européens associée à une fédération de pays africains, dans un cadre qui restait à définir. Au total, l’idée demeurait vague. Pour l’essentiel, ces échafaudages théoriques restèrent à l’état spéculatif : Senghor n’eut pas l’occasion de préciser plus avant son « grand dessein » eurafricain, comme il put le faire pour l’idée fédérale, ou, plus tard, pour la notion de francophonie.
Cependant, son engagement en faveur de l’Eurafrique ne fut pas vain. Au cours des années cinquante, Léopold Sédar Senghor réussit à faire avancer l’idée eurafricaine parmi les milieux politiques français, et à poser les premiers jalons rendant possible sa concrétisation. Il plaida notamment pour que des représentants africains puissent participer aux instances européennes : « nous souhaitons… que parmi les délégués français il y ait des représentants des territoires d’outre-mer, pour rappeler non seulement aux autres délégués européens, mais également aux délégués métropolitains, leurs devoirs envers l’Union française » avançait-il ainsi au Palais-Bourbon le 9 juillet 1949. Sa requête fut rapidement suivie d’effet : le 26 juillet 1949, Senghor lui-même était désigné membre de la délégation française à l’Assemblée consultative européenne de Strasbourg . Dans cette enceinte, il continua à défendre opiniâtrement le principe d’une représentation africaine élargie au sein des futures institutions fédérales : « que l’on se rassure, déclara-t-il à ce propos, non sans humour, en janvier 1953 : je ne suis pas seulement un passionné de l’idée eurafricaine. Je suis aussi un paysan qui a les pieds sur le sol. Je ne vous proposerai pas 63 sièges supplémentaires pour les 40 millions de citoyens français d’outre-mer. Entre 63 et 0, il y a la place pour une solution transactionnelle » . Sur ce point toutefois, il ne réussit pas à convaincre ses pairs européens, l’Assemblée de Strasbourg se prononçant, en mars 1953, contre l’admission de délégués coloniaux supplémentaires.
Dans l’ensemble, cependant, les positions du député sénégalais rencontrèrent un écho certain. Auprès des partenaires européens de la France, d’une part, qui furent impressionnés par son enthousiasme pro-européen, ses plaidoyers courtois et bien argumentés. La présence de Senghor à Strasbourg les prépara sans doute à prendre en compte les liens spécifiques reliant la France à l’Afrique. Dans l’Hexagone également, les idées senghoriennes furent bien reçues, notamment par les milieux proches du pouvoir. Les déclarations de Senghor apportaient une formidable caution à ceux des responsables français désireux d’imposer leurs conditions à la construction d’une entité européenne, et invoquant notamment – de bonne foi ou non – la nécessité d’y associer les Territoires d’Outre-Mer. Ce dernier argument put ainsi être évoqué pour justifier les positions hostiles à la Communauté Européenne de Défense, en 1953-1954, puis les prudences diplomatiques françaises durant les négociations menées à partir de 1955 à l’initiative du Bénélux . Finalement, le traité de Rome signé en mars 1957 (et ratifié par le Parlement français en juillet) mentionna expressément l’association des pays et territoires d’outre-mer au Marché Commun. Ce résultat pouvait être considéré comme une victoire pour Senghor et ses amis politiques , et un premier pas vers la réalisation de l’Eurafrique.
Des arguments divers
Comment le député sénégalais réussit-il à convaincre la classe politique de son temps de la pertinence de l’idée eurafricaine ? L’examen de ses discours montre qu’il eut recours à divers types d’arguments. Les premiers se référaient à la situation géopolitique du temps de la guerre froide. Face à l’antagonisme Est-Ouest, Senghor prônait la constitution d’une « troisième force » associant l’Europe et l’Afrique. Selon lui, aucun de ces deux continents ne pouvait, isolément, résister aux blocs soviétique et américain ; par contre, réunis en confédération, ils constitueraient un ensemble économique puissant, capable de faire pièce aux deux Géants, voire de servir de médiateur entre l’Occident et le monde communiste . Cette analyse géostratégique, alors développée par certains cercles d’experts militaires français , fut souvent reprise par Senghor au service de la cause eurafricaine. On en retrouve les linéaments dans l’allocution qu’il prononça à l’Assemblée le 17 janvier 1952 :
« Tous les hommes qui ont réfléchi au problème savent que se crée, sous nos yeux, une Europe de fait sous l’obédience de l’URSS, et que l’Asie du Sud-Est et les îles se tournent déjà vers l’Amérique… Or, l’Afrique est le seul espace remplissant les conditions climatiques pour être complémentaire de l’Europe. Tous les véritables grands hommes d’Etat français le savent aussi. Nous voulons simplement qu’ils en tirent les conséquences logiques ».
A l’appui de son propos, Senghor invoqua également des considérations d’ordre économique. Celles-ci étaient notamment avancées à l’intention du public africain, qu’il fallait convaincre du bien-fondé d’une association aux possibles connotations colonialistes. Ces dernières affleuraient en effet dans les déclarations de certains responsables économiques, et suscitaient l’appréhension des hommes politiques africains. Le député sénégalais lui-même s’était inquiété, lors des discussion du projet de la CECA en mai 1950, de ce qu’une union économique entre la France et l’Allemagne ne contribue à renforcer le pacte colonial, faisant de l’Afrique « l’appendice de l’Europe, son réservoir de matières premières, son débouché pour les excédents de sa production ». Quelques années plus tard, cependant, il balayait ces appréhensions en invoquant les bénéfices nets que pourrait, somme toute, apporter à son continent une intégration eurafricaine. Selon lui, les capitaux français ne suffisaient plus à répondre aux besoins d’investissements des territoires d’outre-mer, alors que l’Europe pouvait apporter un afflux de capitaux neufs à l’Afrique, favorisant son décollage économique. C’est pourquoi le Sénégalais plaidait pour une mobilisation large et rapide des ressources de l’Europe au service de l’Afrique, une forme de second plan Marshall qui, affirmait-il, ne pourrait être pris en charge que dans le cadre d’un grand ensemble eurafricain.
Un dernier type d’arguments ressortissait au domaine culturel. Selon Senghor, la construction d’une Eurafrique aurait contribué à renforcer l’interdépendance culturelle entre les deux continents. Cette interdépendance, née d’une histoire commune, était à cultiver dans un esprit de respect et de réciprocité . En ce sens, l’idée d’Eurafrique incarnait l’un des thèmes majeurs de la pensée senghorienne, celui du métissage des cultures. Cette idée donnait par ailleurs sens à la posture personnelle adoptée par le Sénégalais depuis qu’il naviguait entre l’Afrique et la France : au seuil des années cinquante, Senghor apparaissait comme l’Eurafricain par excellence, à la fois profondément enraciné dans la civilisation négro-africaine (dont il se proclamait « l’ambassadeur » ) et se reconnaissant dans une culture européenne largement assimilée. S’il défendait la première en France, à travers le mouvement de la Négritude, il illustrait volontiers la seconde en Afrique, où ses discours étaient émaillés de citations latines, grecques ou allemandes. L’idée d’Eurafrique lui permettait de concilier ces deux appartenances, et de surmonter l’amertume qu’inspirait un passé d’échanges violents et destructeurs – « Seigneur, pardonne à l’Europe blanche ! » s’exclamait-il ainsi dans l’un de ses poèmes évoquant les épisodes de la traite et de la colonisation.
Ainsi, née d’un engouement intellectuel de jeunesse, l’idée d’Eurafrique finit par prendre une place conséquente dans la pensée et l’action politiques de Léopold Sédar Senghor, avant de s’intégrer dans sa « vision du monde » en devenir. Certes, cette idée devait connaître un déclin public à partir de la fin des années cinquante, l’accélération des décolonisations africaines rendant impensable le maintien de liens institutionnels forts avec les ex-métropoles : tandis que les Européens se recentraient sur leur continent après 1957 et le traité de Rome, Senghor lui-même focalisa alors son action et sa doctrine sur l’Afrique. L’Eurafrique fut bientôt reléguée au rang des grands desseins non aboutis. Cependant, sa portée historique fut réelle : le thème contribua d’une part à enrichir le débat franco-africain de l’après-guerre ; il constitua d’autre part une étape importante dans la pensée politique de Senghor, amenant ce dernier à rechercher activement d’autres voies de dialogue entre les peuples – et à se tourner, quelques années plus tard, vers l’idée de francophonie.