Oumar SANKHARE, Professeur de lettres classiques à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.
Léopold Sédar Senghor a mené de front une double carrière culturelle et politique. Entre les contraintes de l’administration et les exigences de la création, il est resté partagé entre l’art de la gestion et la gestion de l’art. Cette double activité débute en l’année 1945 qui marque véritablement l’entrée de Senghor dans la scène littéraire et dans l’arène politique.
En effet, professeur à l’Ecole Nationale de la France d’Outre-Mer (E.N.F.O.M), Senghor obtient une bourse pour venir au Sénégal afin d’y effectuer des recherches en vue de sa thèse complémentaire de doctorat qui portait sur La Poésie orale sérère et wolof. En parcourant les campagnes pour collecter des chansons populaires, des poésies orales, il découvre non seulement la richesse culturelle des villages sénégalais mais encore l’extrême misère des populations rurales. Alors, comme son héros Chaka, il s’est dit : « Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ? Je tuai le poète, je devins politique ». Le voici alors qui, sur les conseils de Lamine Guèye, se présente à la députation. Et le 05 novembre 1945, Léopold Sédar Senghor devient député du Sénégal à l’Assemblée Constituante Française. Mais autant cette année s’est révélée être son entrée en politique, autant elle marquera son baptême littéraire. De fait, à la même période, le poète publie son premier recueil intitulé Chants d’ombre. Il s’agit là d’un recueil de poèmes nostalgiques. L’auteur éprouve le regret de son pays natal, de son Royaume d’enfance. Il se rappelle les paysages, les tableaux, les aventures de sa prime jeunesse : Joal ; Nuit de Sine ; Femme noire.
Mais ce qui frappe dans cette double activité d’homme de lettres et d’homme politique, c’est le parallélisme de son déroulement. C’est ainsi que dès 1948, Senghor publie son second recueil intitulé Hosties noires. Dans ses poèmes, il fustige l’ingratitude de la France à l’égard des Tirailleurs sénégalais qui ont versé leur sang pour la défendre contre l’envahisseur nazi. L’un des poèmes les plus émouvants du recueil est assurément Thiaroye 44 où est dénoncée la sauvagerie de la colonisation. Mais la même année constitue une époque charnière dans la vie politique de Senghor. En effet, il se brouille avec Lamine Guèye, démissionne de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (S.F.I.O) dirigée par ce dernier et forme son propre parti appelé le Bloc Démocratique Sénégalais (B.D.S.). En 1956, il publie son troisième recueil Ethiopiques et fusionne son parti avec l’Union Démocratique Sénégalaise (U.D.S.) sous le nom de Bloc Populaire Sénégalais (B P.S). Arrêtons-nous un peu sur cette année qui est celle de la Loi cadre accordant aux colonies françaises l’autonomie interne.C’est pourquoi Ethiopiques qui symbolise la liberté de l’Afrique apparaît comme un hymne à l’Ethiopie, le seul pays africain à n’avoir jamais connu la colonisation, si l’on excepte le bref épisode de l’invasion fasciste de Mussolini. C’est pourquoi aussi Ethiopiques porte aux nues Chaka, le roi zoulou, champion de la résistance africaine.
L’année 1960 coïncide avec l’accession à l’indépendance des pays africains. Le 05 septembre 1960, Senghor est élu premier Président de la République du Sénégal et, quelques mois plus tard, précisément en 1961, il fait paraître Nocturnes. L’ouvrage comporte des déclarations politiques du poète qui définit sa mission comme le guide de son peuple, comme un nouveau Moïse chargé de conduire sa nation vers la terre promise du développement. Mais comme les charges politiques lui pèsent, il va rester une douzaine d’années loin des Muses. En 1970, à la faveur d’une réforme constitutionnelle, il s’adjoint un Premier ministre qui allège son travail pour lui permettre de se consacrer à la poésie. Et en 1973, il publie Lettres d’hivernage au même moment où il est réélu pour la quatrième fois à la magistrature suprême. Oeuvre lyrique, les Lettres d’hivernage sont composées de lettres d’amour que le poète adresse à son épouse bien aimée Colette Senghor, qu’il a épousée en secondes noces après son divorce d’avec Ginette Eboué.
Mais en 1979, le poète-président publie son dernier recueil intitulé Elégies majeures, groupe de six (6) poèmes de deuil à la mémoire d’amis disparus auxquels il ajoutera en 1984 un septième (7ème) dédié à son fils Philippe Maguilène Senghor décédé le 07 juin 1981. Mais ce qui frappe dans ce recueil, ce sont les versets suivants qui annoncent à mots couverts le retrait prochain du poète de la scène politique :
Maintenant que les greniers craquent et que les boeufs sont lustrés
Maintenant que poissons abondent dans nos eaux, aux franges des courants marins, Il ferait si bon de dormir sous les alizés.
Cet homme qui s’était investi en politique pour alléger les souffrances du monde rural, de ceux qu’il appelait les « 3 P », Paysans, Pasteurs, Pêcheurs, pense que sa mission a été accomplie et bien accomplie. L’abondance des greniers, la santé du bétail, les eaux poissonneuses témoignent d’une nouvelle ère de prospérité. Le poète peut donc aller tranquillement se reposer à l’ombre.
Effectivement, le 31 décembre 1980, Senghor, à la stupéfaction générale, démissionne de ses fonctions de Président de la République. Mais alors, il se produit une chose curieuse. On pensait que, lorsque Senghor quitterait la politique, il se réfugierait dans la poésie. Il n’en fut rien. Car dès que Senghor s’est retiré de la politique, il s’est en même temps écarté de la poésie. Il n’écrira plus. La source s’est tarie. Tout s’est passé comme si l’inspiration poétique se nourrissait de l’activité politique, comme s’il y avait une interaction entre l’occupation politique et la création poétique.
Le seul recueil qu’il publiera en 1990, ce sera poèmes perdus, oeuvre de jeunesse qu’il avait composée quand il était étudiant qu’il avait perdue puis retrouvée. Son épouse lui aurait conseillé de la faire paraître au lieu de la brûler pour que les critiques puissent se rendre compte de l’évolution de sa poésie. Du reste, ces poèmes sentent une profonde influence de l’auteur des Fleurs du mal auquel le jeune étudiant avait consacré son mémoire de diplôme d’études supérieures (l’actuelle maîtrise) qui portait sur l’exotisme dans l’oeuvre de Baudelaire.
Ainsi donc, toute l’oeuvre poétique et politique de Senghor se situe entre 1945 et 1979 -1980. Autant elle avait débuté simultanément par la publication de Chants d’ombre et l’élection à la députation, autant elle s’est achevée par la parution des Elégies majeures et le retrait de l’arène politique.
Au total, Senghor a été un précurseur tant dans le domaine politique que dans l’art poétique. Senghor est l’initiateur de la démocratie en Afrique. Il est le premier à avoir autorisé l’existence de partis d’opposition en Afrique. Dès 1974, il accepte la création du Parti Démocratique Sénégalais au moment où tous les autres Etats africains vivent dans le régime du parti unique. Ensuite, il promulgue la loi sur le multipartisme qu’il avait limité à quatre courants : le socialisme, le libéralisme, le marxisme, le conservatisme. En 1978, il a été le premier chef d’Etat africain à mettre en jeu son pouvoir à l’occasion d’élections libres et transparentes, ce qui n’était pas courant sur le continent noir. En 1980, il a donné une leçon de sagesse à tous ces Présidents africains à vie qui s’accrochaient désespérément à leur fauteuil, en leur montrant, selon un proverbe sénégalais, qu’il ne faut pas racler le fond du pouvoir. Senghor a toujours été le partisan de l’unité africaine par cercles concentriques: les organismes sous-régionaux, régionaux et continentaux liés par des accords de coopération aux autres pays des autres continents au sein de l’Organisation des Nations Unis (ONU).
Sur le plan littéraire, Senghor est le créateur d’une nouvelle poétique qui s’est définitivement écartée de la poésie française classique avec les vers réguliers et les rimes au profil du verset dont le rythme est entièrement africain. Quant à la langue littéraire, elle s’est africanisée avec Senghor en accueillant des mots wolof et sérère (toubab, ndeyssane, sopé, khakham), des néologismes formés sur des racines africaines (viguelwar: titre de noblesse inférieur à Guéluar, un noble; lamarque: maître de terres), en violant délibérément le français (conjugaisons et constructions verbales fautives). Cette déconstruction du français littéraire sera poursuivie et amplifiée dans les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma. Senghor aura donc agi en pionnier politiquement et poétiquement.
Examinant sa vie, on se rend compte qu’il avait obtenu tout ce qu’un homme puisse désirer. Senghor a été le premier noir agrégé, le premier poète africain de langue française, le premier maire de Thiès, le premier Président de la République du Sénégal, le premier Noir membre de l’Académie française, le premier partout. Né dans une famille aisée, il a gravi tous les échelons du cursus universitaire avant de diriger le Sénégal pendant 20 ans. Il aura donc réuni en lui l’avoir, le savoir et le pouvoir.
C’est pourquoi, sa disparition a été une grande leçon d’édification morale. De tous ces titres, de tous ces honneurs, de toutes ces distinctions, qu’est-il resté ? Rien ! Absolument rien ! Tout s’est envolé comme de la fumée dans cette après-midi du 20 décembre 2001 où il nous a quittés. Et me reviennent en mémoire ces mots de l’Ecclésiaste :
Vanité des vanités, vanité des vanités, et tout est vanité
ou encore ces mots du Coran :
Certes la vie terrestre n’est qu’amusement et frivolité.
Seules survivent les oeuvres de l’esprit et du coeur. Et ce sont ces oeuvres-là que la jeunesse africaine a le devoir de sauver et de sauvegarder pour participer à l’édification de la Civilisation de l’Universel que Léopold Sédar Senghor appelait de tous ses voeux.