M. Roger DEHAYBE, Commissaire de l’année Senghor.
Madame la Présidente, Mesdames Messieurs, chers amis,
Je voudrais vous présenter les salutations et les vœux du Président DIOUF, qui est malheureusement empêché parce qu’en mission au Canada. Vous savez combien il aurait aimé être parmi vous, puisque nous sommes à la fois au cercle SENGHOR et nous allons parler de SENGHOR.
Il avait en quelque sorte anticipé sur votre colloque, puisqu’un des derniers grands événements auquel j’ai pu participer au cercle Richelieu, était effectivement la réception, du Président DIOUF à qui on avait demandé de parler de son prédécesseur et maître, Léopold Sédar SENGHOR.
Je veux vous dire le plaisir que j’ai d’être avec vous ce matin, parce qu’effectivement, c’est le cercle Richelieu qui m’a donné le privilège de rencontrer le Président SENGHOR pour la première fois. Le cercle Richelieu de l’époque était présidé par mon compatriote Simon Pierre NOTHOMB et cela avait été un véritable privilège, pour moi, de rencontrer celui qui était à mes yeux un monument.
Ce monument, j’ai été appelé en quelque sorte à le visiter. Je ne suis pas un spécialiste de SENGHOR, mais j’espère qu’à la fin de l’année je le serai devenu, parce qu’à chacune des rencontres consacrées au poète président, je découvre la richesse infinie du personnage.
Aujourd’hui, nous avons recensé près de 2 200 évènements dans le monde consacrés à SENGHOR. Vingt pays vont éditer un timbre spécial, un certain nombre l’ont déjà fait. 17 grandes villes vont consacrer une place, une rue, ou une passerelle à SENGHOR et nous ne sommes qu’au mois de mai ! L’année SENGHOR, comme son nom l’indique, se termine le 31 décembre ! Beaucoup d’organisateurs réfléchissent à ce qu’ils pourraient faire au mois d’octobre, date de l’anniversaire de sa naissance, ou au mois de décembre, date de l’anniversaire de sa mort.
Plusieurs livres ont été édités et sont de vrais succès de librairie : Jean-Michel DJIAN, ROCHE, Hervé BOURGES, et un film documentaire est en préparation. Une exposition, dont le maître d’œuvre est parmi nous, Jean-René BOURREL, a été réalisée par l’organisation. Elle est demandée dans le monde entier : Kazakhstan, Kirghizstan, Biélorussie, Brésil, Espagne, Finlande, Hong-Kong, Inde, Etats-Unis, pour les destinations les plus exotiques mais, bien sûr, également dans les 63 pays membres de notre organisation.
« Est-ce que nous n’en faisons pas un peu trop sur SENGHOR » me disait récemment un hérétique et j’ai répondu « non ».
Peut-être que si l’année SENGHOR s’était déroulée en 2001, ou en 2000, n’aurait-elle pas eu le succès qu’elle a.
Car ce que nous ressentons des contacts avec nos publics, et particulièrement avec les jeunes, c’est qu’ils ne sont pas tellement mobilisés pour le SENGHOR poète. Bien sûr ils aiment l’écrivain, l’apprécient, car les professeurs de français font ce qu’il faut. Ils ne connaissent pas tellement – ils ont quinze ou vingt ans – le SENGHOR, homme d’État. Mais, aujourd’hui, ils connaissent le SENGHOR philosophe à travers son message sur le dialogue des cultures et sur la recherche de l’identité. C’est sans doute cela qui explique aujourd’hui à la fois l’actualité du message de SENGHOR, mais aussi le succès de l’année SENGHOR.
En 2005, la communauté internationale a décidé que la diversité culturelle était tellement en danger qu’il fallait adopter une convention.
En 2001, rappelez-vous, le 11 septembre, le monde s’est réveillé en découvrant l’horreur des évènements de New York.
Quelque temps avant, nous étions plus ou moins mobilisés contre la destruction des statues bouddhistes en Afghanistan. Il y a quelques mois, nous avons, les uns et les autres, réfléchi à la signification des évènements des banlieues. Dans tous les cas, tous ces évènements nous ont ramenés à une réflexion sur l’identité et sur la culture.
Bien sûr il y a eu, par rapport à ce phénomène des déviations, HUNTINGTON, au lendemain des évènements du 11 septembre, est l’auteur de cette idéologie du « choc des civilisations » qui est aujourd’hui le fondement d’une politique agressive à propos de « l’axe du mal » que l’on identifie par rapport à une religion.
Mais, dans l’analyse de HUNTINGTON, il y a tout de même une part de vérité lorsqu’il dit que nous sommes dans un monde fait d’incompréhensions et que si nous voulons un monde de paix et de développement, il faut connaître les cultures et les religions des autres.
C’est le débat du siècle ! Dans mes responsabilités précédentes, j’avais eu à préparer le point de vue francophone pour le sommet de la Terre à Johannesburg sur le développement. Quelques mois avant le sommet, nous avons réuni des experts à Tunis. Je n’avais pas devant moi des chefs d’orchestre, des musiciens, des chanteurs. Il s’agissait d’ingénieurs, de spécialistes de l’environnement, de l’énergie, de gens de « science dure », comme nous disons. Et pendant deux jours, nous avons parlé de quoi ? De culture et nous nous sommes mobilisés, avec d’autres, pour qu’au sommet de la Terre à Johannesburg, la diversité culturelle soit retenue comme un des quatre piliers du développement.
En 2001, la francophonie avait réuni à Cotonou les ministres de la Culture pour parler culture. Qu’avons-nous mis en évidence ? Que nous étions dans un monde en danger. Que la mondialisation, que personne dans la francophonie ne rejette vraiment, pourrait bien sûr permettre, grâce aux nouvelles technologies, de partir du local et de la porter vers l’universel, mais que cette mondialisation était porteuse d’un risque d’uniformisation culturelle, linguistique, et finalement de la pensée ! On l’oublie un peu : c’est la francophonie qui, la première, a posé le problème de la diversité culturelle, et évoqué une convention pour la diversité culturelle. La première à parler d’une convention, mais aussi la première à parler de diversité culturelle, déjà en 1970, dans le traité de Niamey, qui voyait la création de la francophonie institutionnelle.
Nous étions les premiers en 1970 et, depuis lors, la francophonie a développé de nombreux programmes, soutenu des chanteurs africains, édité des dictionnaires wolof français, swahili français. Les gens nous regardaient en disant « Tout de même, les langues nationales, locales, alors que pour le moment on s’interroge quant à la date du passage du tout à l’anglais ! Vous soutenez des chanteurs qui chantent en bambara, en peul, en wolof, en swahili, alors que l’heure est à Madonna, Halliday, et puis vous soutenez du cinéma africain alors qu’aujourd’hui les salles sont envahis par les mégas productions, Spielberg, etc. ».
Pendant trente ans, les gens ont regardé la francophonie avec beaucoup de sympathie, parfois un peu de mépris. Pour se rendre compte justement, après les évènements de 2001, que nous n’étions pas du tout passéistes mais tout simplement à l’avant-garde. Nous étions déjà porteurs de cette idée d’une autre mondialisation. Le premier altermondialiste, c’est SENGHOR ! Avant même que le mot mondialisation n’existe, il avait déjà défini un monde qui serait un monde de développement, de paix, parce qu’il reposerait sur le dialogue des langues et des cultures.
C’est cela finalement notre mobilisation extraordinaire en 2005 à l’UNESCO et l’année SENGHOR n’est que la prolongation de cette mobilisation.
Quel était l’enjeu à l’UNESCO ? C’était de faire adopter par la communauté internationale ce que la francophonie avait proposé en juin 2001 à Cotonou, c’est-à-dire une convention, un traité, un mécanisme qui autorise les Etats à continuer à subventionner leur culture et, en quelque sorte, faire en sorte que les politiques culturelles puissent continuer à se développer.
Face à cela, il y avait les tenants d’une option totalement libérale au sens premier du terme, qui consiste à dire : il faut empêcher l’intervention des Etats, donc la subvention, parce que c’est le marché qui doit réguler. Mais le marché, qu’est-ce que c’est ? C’est le plus fort et sur le marché le plus fort aujourd’hui, ce sont les États-Unis qui ont déjà, en terme d’exportation culturelle, une sérieuse avance. La culture est le deuxième produit d’exportation des États-Unis après les armements.
Il y a donc à la fois un objectif commercial, et un objectif idéologique. En 1946, le Plan Marshall de reconstruction de l’Europe avec des crédits américains a permis de diffuser en Europe 25 % de films américains et ces films ont popularisé un modèle de vie qui s’est imposé au monde comme la norme du progrès.
Je reviens à HUNTINGTON et à l’axe du mal après 2001. Lorsque l’on dit qu’il faut « laisser jouer le marché », cela veut dire qu’il faut permettre à la superpuissance de diffuser ses valeurs, et d’écraser toutes les autres, puisque l’on ne pourra plus subventionner ! À terme, finalement, vous aurez une seule culture et un seul mode de pensée !
Le combat de 2005 et ce que nous faisons ce matin, c’est la même chose, il s’agit de sauver la liberté d’expression au niveau mondial, sauver les identités collectives et individuelles.
Comme chacun d’entre vous, j’étais un peu effrayé par la mondialisation en marche. Mais je me disais qu’elle allait être tellement excessive que dans vingt, trente ans, il y aurait : une réaction et « un contre pouvoir ».
Mon étonnement est qu’il n’a pas fallu attendre vingt ou trente ans ! La réaction est venue déjà en 2005 ! Ceux qui ont suivi les travaux à l’UNESCO, déjà, savent que pendant des mois et des mois il y a eu une véritable bataille d’amendements, de discussions, avec des votes, pour arriver à un résultat final d’un vote à l’UNESCO sur la diversité culturelle : 148 voix pour la convention, 2 voix contre : les États-Unis et Israël !
Nous avons vécu une espèce de combat mondial. Une vision du monde contre une autre vision du monde !
Mais ce que je trouve le plus extraordinaire, c’est que les petits pays, les plus pauvres, les plus démunis, ceux qui, on pourrait le croire, seraient tentés de recevoir presque gratuitement les feuilletons américains pour la télévision, parce qu’ils n’ont pas encore les moyens de financer leurs propres productions, ces pays ont résisté !
Bien sûr que pour l’Union Européenne, pour les 25, le combat a été rude mais c’est plus confortable, reconnaissons-le, car l’Europe a sa production culturelle. Pour les pays du sud, et notamment les pays francophones d’Afrique, résister à une lettre de Madame Condoleeza RICE qui, trois jours avant le vote, demande à chaque Ministre des Affaires Etrangères de bien se conduire et de ne pas voter, cela demande beaucoup de courage.
Cette réaction, c’est aussi la réponse à la personne qui me demandait si on n’en faisait pas un peu trop pour SENGHOR ; « Non, nous consacrons une année à SENGHOR et nous expliquons que, en 2005, quand nous nous sommes battus contre une vision, celle des opprimés, nous faisions du SENGHOR ». Parce que c’est lui qui avait tracé la route.
On parle des années 1960, oui, parce qu’il était chef d’État. Mais bien avant, le concept de négritude, ce sont les deux comparses, CÉSAIRE et SENGHOR, intellectuels à Paris, qui l’ont inauguré
Toute cette réflexion sur la culture, les identités, le dialogue des cultures, que la francophonie a reprise par la suite, toutes ces réflexions sont celles qui ont permis, finalement, la création de la francophonie, qui ont amené la réflexion de Cotonou, qui ont conduit le monde entier, l’année dernière à l’UNESCO, à se tenir debout.
C’est pour cela que l’exposition Senghor est au Kazakhstan, au Kirghizstan, en Biélorussie et partout ! Parce que c’est de cela que l’on parle aujourd’hui, et c’est cela qui explique que la francophonie est devenue attractive pour des pays où, malheureusement, on ne parle pas beaucoup français.
J’ai découvert, dans mon étude de SENGHOR, cette extrême cohérence du discours. Trois références : la négritude, la civilisation universelle, la francophonie.
La négritude, c’est comme le problème des identités. L’identité peut amener au repli, et on voit bien aujourd’hui que dans cette recherche d’identité, il y a des communautés qui se replient, et qui utilisent leur identité comme un outil d’agression. Ce n’est évidemment pas cela que SENGHOR, lorsqu’il nous parle de négritude, veut montrer. Il nous dit, je cite : « Comme un corpus de valeurs auxquelles l’homme noir doit toujours se référer pour construire son identité propre et sa relation avec les autres et le monde ». La négritude est donc une étape pour SENGHOR, une étape du rendez-vous, je cite encore SENGHOR, du « donner et du recevoir ». Nous allons nous mettre à une table, recevoir les autres cultures, classiques notamment. Mais nous devons aussi faire notre travail sur nous-mêmes, notre recherche d’identité pour apporter notre contribution. SENGHOR mobilise, c’est-à-dire qu’il invite le monde africain à réfléchir à ce concept de négritude, non pas pour se refermer, mais pour participer au dialogue universel. La négritude constitue pour lui un apport à la civilisation de l’universel, je cite aussi, « qui résultera de l’apport de chaque race, de chaque nation, de chaque civilisation dans un dialogue qui permettra à chaque homme de se développer et de s’épanouir ».
Nous voyons donc bien le chemin. Nous réfléchissons chacun sur soi-même, individuellement, et puis collectivement. Nous sommes fiers de ce que nous sommes. Nous participons à un dialogue plus large pour construire une civilisation de l’universel qui sera en quelque sorte une extraordinaire mosaïque de cultures.
C’est en même temps une définition du projet francophone ; car SENGHOR voit dans « la réunion des pays ayant en commun le français », je cite, « l’espoir d’une fraternité dans le respect mutuel et le dialogue des cultures, et une contribution à la civilisation de l’universel, fille de la liberté, et sœur de l’indépendance ». Il s’agit là d’une vraie définition de la décolonisation. Parce que la décolonisation n’est pas seulement un problème politique, économique. Nous serons vraiment décolonisés et indépendants, je vais chercher SENGHOR « Sœur de l’indépendance », lorsqu’ effectivement nous aurons repris nos vraies valeurs, notre vraie culture et que nous serons vraiment nous-mêmes. L’aliénation culturelle qui a été l’aliénation de la colonisation, bien sûr, sera dissipée pour se transformer en dialogue. Nous ne rejetons pas la culture qui a été imposée, mais nous avons repris nos propres valeurs culturelles, et nous allons dialoguer avec la culture, nous allons la regarder autrement. Nous sommes ainsi vraiment indépendants, « sœur de l’indépendance ».
Ce qui est également frappant, c’est l’extraordinaire rencontre de ce siècle ; car la culture au sens large, pas seulement les beaux arts, mais la manière d’être avec l’autre, la vision que l’on peut avoir : la culture est enfin au centre des politiques !
On a longtemps opposé la culture à la politique et à l’économie. Il n’y a pas d’opposition, et le prix Nobel d’économie, Jeremy RIFKIN dit « ce n’est pas les économies qui créent des modèles culturels. Ce sont les modèles culturels qui créent des modèles de production ». SENGHOR disait qu’il y a d’abord la culture. C’est la fin et le commencement de toute politique. Aujourd’hui, l’interrogation fondamentale est la place de la culture dans les politiques de développement. Je crois que c’est également l’extraordinaire actualité du message de SENGHOR.
Pendant très longtemps, les deux mondes : celui de la culture, de la création, des créateurs, et le monde de la politique, de l’économie se sont ignorés, pour ne pas dire opposés. Aujourd’hui, pour la première fois sans doute dans l’histoire du monde moderne, les politiques et les décideurs économiques sont interpellés par la question de la culture, et sont en train de réfléchir à la place des cultures dans les modes de gestion et de direction des Etats et des entreprises.
Il y a là une opportunité extraordinaire car, pour la première fois, le monde de la création peut apporter sa pierre à la gouvernance. Je dis à mes amis qui appartiennent à ce monde de la création. « Vous ne pouvez plus rester sur le trottoir. Maintenant, vous devez y aller. Si nous ne sommes pas présents au rendez-vous, à ce moment-là, c’est nous qui serons déserteurs. »
Au cours de cette journée, c’est d’humanisme dont nous allons parler car le projet de SENGHOR est profondément humaniste.
Le franc-maçon, SAINT-EXUPERY, dit « Si tu es différent, mon frère, tu m’enrichis », et le catholique africain SENGHOR dit « S’enrichir de nos différences pour converger vers l’universel », l’un et l’autre se réclament de l’humanisme.
SENGHOR est un visionnaire par rapport au débat du troisième millénaire, un humaniste, un homme de paix, et je voudrais vraiment féliciter le cercle Richelieu SENGHOR d’avoir effectivement pris le thème de la francophonie pour poursuivre cette recherche de cet extraordinaire personnage que nous avons l’honneur, finalement, de célébrer ce matin. Vous féliciter aussi d’avoir réuni autour de vous, Anne, des intervenants d’une telle qualité.
Je vous remercie.