M. Salah Stétié.
Léopold Sédar Senghor nous a appris quelque chose d’essentiel. Nous, ce sont tous les hommes, toutes les nations du Tiers-monde. Et cette leçon, c’est au moment où nous en avions le plus urgent besoin qu’il nous fa offerte: à l’heure où se levaient un peu partout sur la planète les drapeaux de nos indépendances flambant neuves. Nous étions fiers et pauvres. Il nous a appris que nous nous devions d’être fiers – et fiers, au sein même de notre pauvreté, d’être riches. Riches de quoi? Il nous a appris que l’indépendance n’était qu’un vain mot, et vide de sens, si elle ne devait pas coïncider avec identité, que (indépendance, autrement dit, était, après l’éclipse historique que l’on sait, le plein soleil de l’identité restaurée. Je parle à bon escient de soleil, car seul un fils du soleil, homme de vérité, pouvait nous donner cette leçon de vérité.
La vérité de l’homme a partie liée avec ses racines, avec la terre, cette parcelle précieuse de la planète Terre que nous nous obstinons à nommer patrie, la terre des pères, faite du souvenir des ancêtres et de leur grande poussière immémoriale. Oui, dis-je encore, c’est cette terre-là, la plus proche de notre coeur, qui est notre vérité avec ses heurs et ses malheurs, avec sa géographie et son histoire, avec ses femmes et ses hommes, avec sa langue et ses dialectes, avec ses créations et ses coutumes, avec ses inventions et ses traditions, avec son unité et sa diversité – l’une dans l’autre, l’une par l’autre. S’étant ainsi magnifiquement enraciné dans tout l’amont, cette terre première et ses latences originelles, ce paradis nécessairement perdu qui nous est mémoire et qui, mémoire, est à reconquérir sans cesse, l’homme de vérité, cet homme qui a nom Senghor, peut se projeter aux avant-postes de lui-même et se déployer librement dans le temps à venir et dans l’espace étranger. Étranger ? Non – autre, simplement autre. Quand on est sûr d’avoir atteint le lieu d’identité, l’indépendance n’est plus un vain mot, ni un voeu pieux, comme il arrive encore aujourd’hui si souvent et la voici, l’indépendance, qui rime paradoxalement, contre toutes les évidences phonétiques, avec la liberté. Le paradoxe va même plus loin.
Je m’explique. Dans la mesure, dis-je, où l’identité restaurée, reconquise, reconstituée fût-ce dans le combat, la peine, le deuil et les larmes, dans cette mesure même, le lieu d’identité devient le lieu de l’autre puisque c’est à partir de soi, de l’affirmation de soi, de la confirmation de soi que se reconnaît (altérité. Alors seulement (autre cesse d’être une abstraction, une postulation rêvée, une naturalité équivoque, pour prendre, face à celui qui est et se sait être, sa pleine stature d’étant. Et comme l’être est, pour paraphraser une formule célèbre, la chose du monde la mieux partagée, chacun se retrouve dans chacun, hommes et civilisations, comme dans un miroir en qui il ne sera » ni tout à fait le même ni tout à fait un autre « , mais en qui cependant, dans la lumière inaltérée, il sera compris et aimé. J’ai parlé d’homme et j’ai parlé de civilisation: il ne saurait y avoir d’homme là où la civilisation viendrait à faire défaut mais, nous le savons aujourd’hui mieux qu’à n’importe quelle autre époque de l’Histoire, il ne saurait non plus y avoir de civilisation là où ne serait pas impliqué l’homme, et le sens de l’homme. C’est reprendre en la modifiant et non sans la contredire partiellement la phrase si souvent reproduite de Paul Valéry: » Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». À cette observation de l’auteur de Variétés, il n’est pas irréaliste de répondre que, tout compte fait, la mort des civilisations rend encore plus évidente, à travers la chaîne des destructions promises, une certaine idée de la permanence de l’homme et peut-être même de ce qui est en lui étincelle d’éternité.
Voilà défini à grands traits, me semble-t-il, le point de jonction de toutes les initiatives de Senghor, qui est un type d’homme issu de la conjoncture historique mais qui aura su prendre appui sur elle pour la dépasser et la surmonter, qui aura mêlé l’identitaire à l’universel et vice-versa, le moi à (autre et vice-versa, la réflexion à l’action et vice-versa, l’engagement au dégagement et vice-versa, mais – signe majeur et fulgurant de ce dépassement que je viens d’évoquer – le politique, lui, quand il se mêle au poétique, n’a plus de vice-versa possible car la poésie, quand elle est poésie d’un homme et d’un continent, s’invente une aile et, de cette aile, elle évente et elle brasse les péripéties des sociétés humaines vues désormais de haut, avec le regard du contemplateur et du méditatif, et cette aile, immense, ne sachant plus se refermer pour atterrir, et ce regard, intense, ne sachant plus clore sa paupière pour s’endormir. Ainsi fut Senghor, dans le vaste ciel de la langue française, puissante aile de cette langue par lui annexée, et son aigle tenant spontanément on ne sait quelle totalité dans les serres de sa parole solaire si même c’est l’ombre, la part d’ombre, qui, au sein de ce feu, réclame aussi son droit féminin de chanter. Et que j’aime, à tel carrefour du sens, qu’en français le mot aigle puisse s’employer selon les deux genres pour exprimer à tour de rôle ou simultanément le vivant, l’amplitude du vivant, et le symbolique, l’ampleur du symbolique! Mais laissons dire le poète : » L’aigle blanc des mers, l’aigle du Temps me ravit au-delà du continent.
Je me réveille, je m’interroge comme l’enfant dans les bras de Kouss* crue tu nommes Pan.
C’est le cri sauvage du Soleil levant gui fait tressaillir la Terre;
Ta tête, noblesse nue de la pierre, la tête au-dessus des monts,
le lion au-dessus des animaux de l’étable,
Tête debout, qui me perce de ses yeux aigus.
Et je renais à la Terre qui fut ma mère. »
On voudrait citer encore plus de cet admirable poème, puisé dans Chants d’ombre, poème du plus pur amour – terre, mère, femme et langue fondues et refondues ensemble – et qui mériterait d’être aussi souvent reproduit que le merveilleux et profond Femme noire. Mais, de ce poème, Chant d’ombre, qui donne son titre à l’ensemble du recueil, je citerai encore, par jubilation heureuse et pure, ces autres versets :
» Toute victoire dure l’instant d’un battement de cils qui proclame l’irréparable doublement.
Tu fus africaine dans ma mémoire ancienne, comme moi, comme les neiges de l’Atlas.
Mânes, ô Mânes de mes Pères,
Contemplez son front casqué et la candeur de sa bouche parée de colombes sans tache; Comparez sa beauté et celle de vos filles,
Ses paupières comme le crépuscule rapide et ses yeux vastes qui s’emplissent de nuit.
Oui, c’est bien l’aïeule noire, la Claire aux yeux violets sous ses paupières de nuit.
Écoute ma voix singulière qui te chante dans l’ombre
Ce chant constellé de l’éclatement des comètes chantantes.
Je te chante ce chant d’ombre dune voix nouvelle,
Avec la vieille voix de la jeunesse des mondes. »
Ce poème est écrit dans la langue et avec le système d’images du discours poétique occidental. Et, de fait, c’est rarement que Senghor aura recherché l’exotisme pour lui-même. On aime, bien sûr, retrouver sous sa plume le martèlement du tam-tam comme l’exergue en wolof de ce long poème dédié à René Maran et intitulé Que m’accompagnent Kôra et Balafong. Oui, on aime, pour leur battement de sang, les tonalités fortes de cette dédicace
» Eleydy bisimlây mângi dêtiwoy Ydram bi. Biram Degen-ô ndendàk tamâk sabar-ê. »
Ou encore, ce poème sévère placé en exergue à l’ensemble ayant pour titre Par-delà Eros, avant-dernier texte de Chants d’ombre :
» Kâ na Màydyfela-x-am kasofae nyapâgma dyegânum. »
C’est que Senghor ne veut nullement, à la manière d’un Saint-John Perse, apprivoiser les mots les plus rares de son dictionnaire ni dévaliser, pour la plus grande gloire du Poème, les splendeurs inusitées du lexique. Son verset, il le doit sans doute, comme Claudel, mais aussi comme les discoureurs inspirés de la Bible, comme les marabouts et les muezzins de la tradition africaine, comme son oncle Tokô’Waly qui sait entendre l’invisible et l’écouter, son verset, c’est à la seule mesure de sa respiration qu’il le doit, à ce souffle dont les hommes vivent et qui parfois leur sert à dire avec force ou tendresse le beau, l’inextinguible désir de vivre : » Et chante vers les fontaines la théorie des jeunes filles aux seins triomphants comme des tours dans le soleil. »
Soulignons-le : Senghor est un grand poète qui, étrangement, malgré le déploiement fastueux de ses versets, n’est jamais – en quoi je le vois qui s’oppose aux écritures parallèles de Claudel ou de Saint-John Perse – un prestidigitateur éblouissant ou un proférateur triomphaliste. Ce n’est pas vraiment le tam-tam son affaire, mais pour le fils de joal l’ombreuse, pour l’auteur de Chants d’ombre et d’Hosties noires, c’est – » le mouvement du tam-tam [étant] force de l’Afrique future » – symboliquement » la lointaine trompette bouchée comme une plainte de nébuleuse en dérive dans la nuit », oui, c’est cette trompette-là, dût-elle parfois s’éveiller » éclatante » , l’instrument appelé à dire au mieux sa blessure secrète ou sa joie émerveillée. Cette mesure venue du plus intime de l’homme de poésie avec cette autre intelligence du monde dont j’ai parlé comme d’une sagesse des contraires, à la manière dont Héraclite les accueille faisant d’eux l’endroit ambigu du destin, mesure qui, ne nous y trompons pas, est une retenue volontaire du sens et une involution de richesse, je la vois susceptible de détenir, issu de sa vérité africaine la plus nue, l’humanisme de ce grand Africain. Comme tous les humanismes, cet humanisme-là a rendez-vous lui aussi, un rendez-vous obligatoire, avec les sagesses de la Méditerranée dont Senghor se réclamait audacieusement, proclamant la sorte de » grécité « , justement, de son cher Sénégal. D’une lettre du 2 octobre 1980, en réponse à l’envoi d’un de mes livres, Inversion de l arbre et du silence 5, j’extrais cette citation: » Vous dites dans votre dédicace, m’écrivait-il, que je connais le prénom de l’arbre. C’est que je crois en la philosophie classique, ne dissocie pas les existants et évite, ainsi, de rendre leurs substances misérables, incommunicables. « Le Monde des forces se tient comme une toile d’araignée, dont on ne peut faire vibrer un seul fil sans ébranler toutes les mailles », dit la philosophie bantoue. D’où l’idée que le Négro Africain connaît le prénom de l’arbre… « .
Senghor le Magnifique. On nous conte qu’il est mort à quatre-vingt-cinq ans mais que ne conte-t-on pas! À cette allégation, laissons le poète répondre luimême avec les mots de la seule parole qui vaille, – et qui nous est fondation, refondation :
» Mon enfance, mes agneaux, est vieille comme le monde et je suis jeune comme l’aurore éternellement jeune du monde. Les prêtresses du sanctuaire m’ont nourri. Les griots du Roi m’ont chanté la légende véridique de ma race aux sons des hautes kôras. «