M. Jacques Chevrier.
Au cours d’une conférence prononcée à Kinshasa, le 24 janvier 1969, Léopold Senghor a consacré l’essentiel de son intervention à brosser l’historique de la Francophonie, en rappelant que si la langue française était venue à l’Afrique par la voie de la colonisation, en revanche, depuis les indépendances, elle avait cessé d’appartenir exclusivement à la France.
Cette insistance du poète-Président à souligner en toutes occasions l’importance du facteur historique dans la diffusion de notre langue trouve en fait son origine dans le réalisme politique du premier magistrat du Sénégal. Il constate en effet que c’est le hasard qui, pour une grande part, a décidé de son introduction et de son extension dans une grande partie de l’Afrique, et que l’anglais aurait tout aussi bien pu jouer ce rôle. » Mais, enchaîne-t-il, je suis francophone, et je reviens à mes baobabs! »
Dans ces conditions, il n’est sans doute pas inutile de faire un retour en arrière afin de mieux comprendre (engagement militant de Senghor en faveur du fait francophone, auquel il s’est intéressé très tôt, comme nous essaierons de le démontrer ici.
Encore faut-il, au préalable, évoquer l’aventure d’un mot – et d’un concept qui voit le jour à la fin du XIXe siècle lorsque, en 1880, le géographe Onésime Reclus publie un ouvrage intitulé France, Algérie et colonies, dans lequel, délaissant le critère de la race, cher à Gobineau, il procède à un classement des habitants de la planète en fonction de la langue qu’ils parlent dans la vie quotidienne et leurs relations sociales. S’agissant des zones évoquées par le titre de son livre, c’est donc le dénominateur commun » francophones » qui retient son attention. Mais il est également intéressant de remarquer qu’Onésime Reclus était féru d’idées républicaines et que, dans son esprit, la France se devait d’être, par le biais de sa langue, le porte-drapeau des idéaux de liberté et de fraternité issus de la Révolution de 1789. On voit donc que, dès l’origine, le concept de francophonie s’est chargé d’une double connotation, linguistique et géographique d’abord, mais également idéologique.
Toutefois, le mot « francophone » lui-même va connaître une longue éclipse sémantique au profit du vocable » francité » qui, après avoir été célébré par Maurice Barrès, semble avoir davantage la faveur des Canadiens français (on ne parle pas encore de Québec) et des Belges, mais également des Français eux-mêmes, si l’on en juge par l’un des fragments des célèbres de Mythologies de Roland Barthes, dans lequel il évoque la figure du général de Castries, héros malheureux de l’aventure indochinoise. » Match nous a appris, observe l’essayiste, qu’après l’armistice indochinois, le général de Castries, pour son premier repas, demanda des pommes de terre frites. . . L’appel du général n’était certes pas un vulgaire réflexe matérialiste, mais un épisode rituel d’appropriation de l’ethnie française. Le général connaissait bien notre symbolique nationale, il savait que la frite est le signe alimentaire de la francité « .
Il faudra, donc attendre la publication, en 1962 du numéro spécial de la revue Esprit, consacré à la situation du français dans le monde, pour que les termes » francophone » et » francophonie » refassent surface et entament la carrière que l’on connaît. Mais n’anticipons pas, sachant que, dès 1955, Léopold Senghor, alors Secrétaire d’État dans le gouvernement d’Edgar Faure, se soucie de promouvoir l’idée francophone en l’associant étroitement à la notion d’auto-détermination. Après avoir consulté le Président Bourguiba, alors en résidence politique en métropole, il suggère d’introduire cette notion dans le titre VIII de la Constitution de la IV’ République, mais l’amendement est rejeté. Il sera toutefois repris quelques années plus tard, dans les textes soumis à référendum par le général de Gaulle, en 1958.
Élu Président du Sénégal l’année suivante, Léopold Senghor ne désarme pas, et, comme je l’ai indiqué précédemment, il prend prétexte de la publication du numéro spécial de la revue Esprit, en 1962, pour expliciter son engagement en faveur du fait francophone.
À la question posée par la rédaction » Que représente pour un écrivain noir l’usage du français? « , Senghor commence par élargir le débat en avertissant qu’il répondra non seulement en son nom, mais au nom de toutes les élites noires, des politiques comme des écrivains. Manière très africaine de ne pas déroger à la règle communautaire! Mais au-delà de cette précaution oratoire, l’auteur des Chants d’ombre va s’employer méthodiquement à justifier son élection en faveur de la francophonie au nom de cinq raisons majeures.
La première est une raison de fait, au moment où il écrit ces lignes: » Beaucoup, dit-il, parmi les élites pensent en français, parlent mieux le français que leur langue maternelle « .
Deuxième raison, la richesse du vocabulaire, à la fois ductile à l’émotion, à la sensibilité, et efficace dans l’abstraction.
Troisième raison, la syntaxe qui, par son système de subordination, s’oppose à la syntaxe de juxtaposition des langues négro-africaines.Quatrième raison, la stylistique française qui lui semble reposer sur » la symbiose de la subtilité grecque et de la rigueur latine, symbiose animée par la passion celtique « .
Enfin, cinquième et dernière raison, et non des moindres, l’humanisme français qui, par son caractère d’universalité, rencontre l’un des postulats de la négritude. Et Senghor de conclure l’article de la revue Esprit par ce qui peut être considéré comme la charte à la fois lyrique et solennelle de la francophonie: » La Francophonie, c’est cet Humanisme intégral qui se tisse autour de la terre: cette symbiose des énergies dormantes de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire… Le français, Soleil qui brille hors de l’Hexagone « .
Avec l’obstination et la ténacité qu’on lui connaissait, c’est au fond ce programme qui va servir de plate-forme à la plupart des interventions – et elles sont nombreuses que Senghor consacrera par la suite au thème de la francophonie. Quatre moments forts, parmi beaucoup d’autres, se dégagent de cette entreprise de longue haleine.
Première étape en 1963: procédant à l’ouverture du colloque sur la littérature africaine d’expression française à l’Université de Dakar, Senghor, dans un texte intitulé Négritude et Francité, commence par rappeler que les Africains et en particulier les Sénégalais n’ont pas choisi le français, mais que cette langue leur a été imposée par la politique d’assimilation du colonisateur. Ce dont, finalement, ils se sont accommodés, allant même jusqu’à choisir » les armes du colonisateur pour les retourner contre lui. Les armes miraculeuses « , précise Aimé Césaire.
Le deuxième texte théorique intitulé La Francophonie comme culture est prononcé en septembre 1966 à l’Université Laval de Québec, qui vient de décerner à Senghor le titre de docteur honoris causa. Dans son discours de réception, Senghor commence par dire ce que n’est pas la francophonie, à savoir » une machine de guerre montée par l’impérialisme français », et explique que ses motifs d’adhésion au concept ne sont ni économiques ni financiers, mais essentiellement liés à l’esprit de la civilisation française, c’est-à-dire sa francité. » Pour en revenir à la francophonie, enchaîne-t-il, le seul principe incontournable sur lequel elle repose est l’usage de la longue française « , qui est également, bien évidemment, attachement à la culture française.
Les raisons de cet attachement! Elles sont historiques (il y a au Sénégal une présence française depuis plus de trois siècles), elles s’appuient sur des raisons de fait (le français est une grande langue de communication internationale); enfin elles reposent sur les qualités de la langue telles qu’elles ont été analysées dans la revue Esprit déjà citée.
Dans un deuxième temps de son discours, intitulé » La Francité « , Senghor propose la définition suivante de la francophonie: » C’est une façon rationnelle des poser les problèmes et d en rechercher les solutions, mais toujours par référence à l homme « . Suit un long développement où sont tour à tour invoqués Descartes, Pascal, mais aussi Teilhard de Chardin et Gaston Berger, pour aboutir à cette nouvelle formulation: » En francophonie, il s’agit toujours de l homme: à sauver et à perfectionner, intellectuellement avec Descartes, moralement avec Pascal, intégralement avec Teilhard. »
La conclusion dresse une série de constats. Le premier est de souligner les ressemblances entre l’art gaulois et l’art nègre, qui s’expliqueraient, selon lui, par la fusion chez les uns comme chez les autres du substrat passionnel et de la raison intuitive. Et Senghor d’ajouter, évoquant sa visite à l’exposition d’art gaulois » titi fait ce jour-là deux découvertes. La première est que si les Gaulois ne sont pas nos ancêtres, ils sont nos cousins. La deuxième est que, comme eux, nous pouvons, au « rendez-vous du donner et du recevoir » que constitue la Francophonie, rendre au génie méditerranéen une partie au moins de ce crue cet outil nous a donné ».
Le second constat porte sur le fait que désormais les ex-colonies ne sont plus des filles mineures et que la France doit accepter de se décoloniser culturellement et de travailler à la défense et à l’expansion de la langue française, même » si elle n’en a pas pris l’initiative »… Manière de rappeler les réticences ou la prudence du général de Gaulle à l’égard du fait francophone?
Le troisième texte théorique date du 24 janvier 1969 et a été prononcé à Kinshasa, comme nous l’évoquions au début de cette communication, à l’occasion d’une conférence du Rotary et du Lyon’s Club. Il s’intitule La Francophonie comme contribution à la civilisation de l’universel.
Après avoir rappelé que la République démocratique du Congo est le plus grand État francophone par sa superficie et le second par sa population, Senghor constate que, pour intégrer les apports de la vie moderne, la négritude se devait d’être fécondée par les vertus de la raison discursive, vertus apportées par la langue française et la culture française.
Le poète-Président procède ensuite à un bref historique de la Francophonie, en faisant observer, une nouvelle fois, que depuis les indépendances, la langue française a cessé d’appartenir exclusivement à la France, que par le fait historique de la colonisation, mais aussi grâce à ses vertus propres, la langue française est devenue un phénomène mondial, que pour un pays comme le Sénégal – mais c’est également vrai du Congo – il lui faut à la fois conserver les vertus de l’humanisme nègre et s’ouvrir à la modernité par le biais de la langue considérée comme une arme précieuse et efficace.
« Est-il besoin de rappeler, observe le citoyen de Joal, crue les Sénégalais avaient envoyé aux États généraux leurs cahiers de doléances, rédigés en français, et très élégamment. Mais déjà, sans aucun complexe, ils se déclaraient « Nègres et Français `: Nous disons aujourd’hui « Francophones » ». Et d’évoquer, dans la foulée, les propos de son compagnon d’armes de toujours dans le combat francophone, le Président Habib Bourguiba, lors d’une visite officielle au Niger, en décembre 1965
« La langue dans laquelle nous nous exprimons, vous et nous, ne constitue-t-elle pas un lien remarquable de parenté, gui dépasse, en force, les liens de l’idéologie? Pour le combattant que je suis, la langue française a toujours été une arme précieuse et efficace, crue je nâi pas seulement utilisée durant la lutte politique contre le colonialisme, mais aussi durant la lutte pour notre auto-développement contre les forces de l’obscurantisme. Cette arme fait, désormais, partie de notre arsenal commun. Pour vous comme pour nous, la langue française constitue l’appoint à notre patrimoine culturel, enrichit notre pensée, exprime notre action, contribue à forger notre destin intellectuel et à faire de nous des hommes à part entière, appartenant à la communauté des nations libres, pour qui « le bon sens est la chose la mieux partagée « et où « ce qui est évident s’énonce clairement « ».
Et Senghor de conclure: » En un mot, avec la langue française, nous participons à l’évolution et aux révolutions de notre temps « .
Le deuxième volet de cette intervention porte sur les vertus du français, simple reprise de la contribution à la revue Esprit.
Enfin, le troisième volet pose la question: comment organiser la Francophonie en l’an de grâce 1969 ? Après avoir précisé que » la francophonie n’est ni une soumission à un quelconque impérialisme français, ni une arme contre les autres mondes culturels », Senghor estime que le français est devenu pour les pays du Tiers-monde ce que le latin et le grec ont été pour le monde européen jusqu’au XTX` siècle: un fondement solide de rationalité et de clarté.
Il se félicite ensuite des nombreuses initiatives qui ont marqué, au cours des années précédentes, » une marche progressive vers la réalisation de l’idée de Francophonie ». Et de citer, outre l’Académie française, le Haut Comité pour la défense et l’expansion de la langue française, le Conseil international de la langue française, l’AUPELF, l’AIPLF, sans oublier l’Organisation africaine et malgache.
Enfin Senghor fait justice des réserves formulées à l’égard d’un projet jugé essentiellement culturel, en faisant observer qu’on ne peut séparer les réalités culturelles des réalités politiques, car » la Francophonie est une affaire qui concerne, d’abord, les gouvernements des États « .
La conclusion de cet exposé annonce la réunion de la Conférence de Niamey (au cours de laquelle a été décidée la création de l’Agence de coopération culturelle et technique), dont le projet, ajoute Senghor, » n’est pas de partager un héritage, mais d’édifier entre nations majeures une véritable communauté culturelle « , assurant in fine que la Francophonie n’est pas une idéologie, mais un idéal qui anime les peuples en marche vers une solidarité de l’esprit.
Enfin, le quatrième et dernier texte qui participe de la définition de la Francophonie par Léopold Senghor est le discours qu’il a prononcé lors de l’inauguration de la Chaire d’études francophones de la Sorbonne, le 11 décembre 1974
L’auteur d’Éthiopigues y reprend, à la manière du musicien de jazz ou du conteur traditionnel, à partir d’un motif fixe, une série de variations autour des principaux thèmes développés au cours des précédentes interventions. Mais, dans sa conclusion, il déplore le fait qu’après les indépendances, (opinion française se soit désintéressée de (Afrique – il dit plus exactement des autres et surtout de (Afrique – et il regrette ce qu’il considère comme le déclin des études africanistes, asiatiques, amérindiennes et océaniennes en France.
En revanche, conclut Senghor, on observe un net regain d’intérêt pour ces mêmes études dans les Universités américaines comme en témoigne, dit-il, le fait, attesté par le conservateur des Archives nationales du Sénégal, que la moitié des chercheurs qui viennent y travailler sont des ressortissants des États-Unis. Une analyse largement corroborée par l’essor des études francophones en Amérique du nord… Je pourrais naturellement multiplier les marques de vif intérêt de Senghor en faveur de la Francophonie: pratiquement pas un de ses textes théoriques qui n’y fasse directement ou indirectement référence !
Mais on sent bien que cet engagement, maintes fois réitéré, ne serait que pure gesticulation s’il n’était sous-tendu par l’attachement profond que l’auteur des Chants d’ombre n’a jamais cessé d’exprimer et de manifester à l’égard de la langue de Voltaire et de Charles Péguy.
Ne confiait-il pas que, tout jeune enfant découvrant les merveilles de l’alphabet et du vocabulaire français, il s’en délectait comme s’il se fût agi de » confiture » ! Et bien des années plus tard, aux heures sombres de l’occupation allemande, c’est, dit-il, à la lecture de quelques pages de prose française qu’il doit d’avoir échappé au désespoir de sa condition de prisonnier de guerre au Front stalag 230: » Dans ce jardin à la française, je retrouvais toute chose à sa place exacte, éclairée selon sa mesure. Et, de nouveau, toute chose en moi reprenait sa place et son assurance: sa mesure humaine dans sa lumière ».