(ou Léopold Sédar Senghor raconté par un contestataire assagi)
M. Henri Lopès.
Certains mariages sont mal acceptés. Même la République des lettres, d’ordinaire non-conformiste, se montre réticente à certaines alliances. Ainsi prend-elle peu au sérieux les hommes politiques qui se piquent d’écrire. À l’inverse, l’opinion publique ne peut s’empêcher de sourire chaque fois qu’un écrivain (surtout un poète!) s’essaie à diriger un pays. Ces préventions sont vraisemblablement la marque d’une antique sagesse ou l’expression d’une mémoire inconsciente qui aurait gardé le souvenir de certains déboires. Pourtant, sans évoquer le cas de Mao Tsé Toung, que ma méconnaissance du chinois m’empêche d’analyser, il existe des exceptions qui infirment la sagesse des peuples. Avant Vaclav Havel dont on connaît le double destin, Aimé Césaire géra avec une telle compétence et honnêteté la mairie de Fort-de-France qu’il fut sans cesse réélu par ses mandants (dont beaucoup ne l’avaient jamais lu) et chez qui il provoqua le même enthousiasme que le poète avait suscité chez ses lecteurs. Senghor constitue un autre exemple: c’est en effet avec brio et efficacité que l’agrégé de grammaire, féru de langues anciennes, sut mener de front la charge de Chef d’État et sa mission de poète.
C’est à lui que je veux aujourd’hui rendre hommage.
II ne s’agira pas d’une analyse d’érudit ou d’universitaire, mais du témoignage d’un cadet qui a été inspiré par l’oeuvre et la vie du grand disparu.
Senghor, c’est d’abord la négritude.
On est toujours curieux de savoir s’il en est le père ou si ce n’est pas plutôt Césaire, à moins encore qu’il ne s’agisse de Damas?
Vain débat. J’ai lu et entendu les trois complices; ils sont sur le sujet constants et solidaires. Le concept a été forgé ensemble.
Damas et Tirolien ont donné peu de définitions de la négritude. Césaire a défini la sienne dans des vers célèbres de Cahier d’un retour au pays natal :
» Ma négritude n’est pas une taie d’eau morte
sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience « .
En fait, le principal théoricien de la négritude est d’évidence Senghor. On trouvera l’essentiel de ses idées dans Liberté I, Liberté 2, Liberté 3, etc. J’emprunterai à Roger Chemain le résumé suivant :
» Il reprend à Frobenius l’idée d’une civilisation commune à l’Afrique précoloniale
et à Delafosse celle d’une âme noire spécifique: primauté de la connaissance intuitive
et de la transe émotionnelle sur l’analyse rationnelle, aptitude fondamentale au pardon,
sensualité, primauté du rythme (« la raison est hellène et l’émotion est nègre « ),
spiritualité, communion avec les morts, humour, tels sont les traits dominants du nègre
senghorien authentique. L’ensemble de ces valeurs constitue ce qu’apporte le nègre au
monde car la doctrine ne se veut pas conservatisme figé dans un dogme, mais apport
à la civilisation de l’Universel qu’il s’agit de réaliser par le biais du métissage culturel. . .
La négritude n est pas seulement recherche esthétique, doctrine littéraire, mais revêt
des aspects idéologiques sur lesquels l’homme politique entend fonder son action …. »
La négritude est le cri de protestation, le mouvement de révolte, (appel à la lutte d’une race opprimée.
Car la colonisation fut sous le régime de l’indigénat un régime d’apartheid aussi implacable que celle d’Afrique du Sud.
» Vous ignorez les restaurants et les piscines,
et la noblesse au sang noir interdite
Et la Science et l’Humanité, dressant leurs cordons de police
Aux frontières de la négritude. »
Il n’est pas possible de développer dans le cadre de cet exposé la question des origines et des sources de la négritude. Je me bornerai ici à indiquer que, selon le témoignage de Senghor lui-même, elle doit beaucoup aux écrivains noirs américains.
« Au Quartier latin, écrit-il dans Problématique de la négritude, dans les années 30, nous étions sensibles par-dessus tout aux idées et à l action de la négro-renaissance dont nous rencontrions à Paris quelques représentants les plus dynamiques… Pour moi je lisais régulièrement The Crisis. . . mais aussi The Journal of Negro History qui consacrait de nombreux articles à la connaissance de !Afrique. Mais mon livre de chevet, c’était The New Negro, « l’anthologie manifeste » comme l’appelle jean Wagner, qu’avait éditée Alain Locke…
Les poètes de la négro-renaissance qui nous influencèrent le plus sont Langston Hughes et Claude Mac Kay, jean Toomer et James Weldon Johnson, Stirling Brown et Frank Marshall Davis. Ils nous ont prouvé le mouvement en marchant, la possibilité d’abord en créant des oeuvres d’art de faire reconnaître et respecter la civilisation négro-africaine « .
» Prouver le mouvement en marchant!. . . et d’abord créer des oeuvres d’art ! »
C’est bien ce que fit Senghor. Car ce n’est qu’après coup qu’il théorisa la négritude dans Liberté 1, 2 et 3 et suivants.
Pour moi, la poésie de Senghor est d’abord innovation.
Pour donner la mesure de l’espace défriché, il convient de rappeler une réalité que Amadou Hampaté Bâ a popularisée dans le monde industrialisé: à savoir que les témoignages du passé de l’Afrique ne sont pas dans les bibliothèques; qu’avant le siècle qui vient de s’achever l’Afrique était une mosaïque de peuples dont l’imaginaire et la poésie ne s’exprimaient que par l’oralité.
Dans ma conscience, comme dans celle de tous les condisciples de ma génération, nous n’avions d’ancêtres littéraires qui ne fussent gaulois. Et nous estimions que dans ce monde, à l’environnement et aux codes étrangers au nôtre, dans ce monde que nous apprenions à déchiffrer, où nous tentions de faire oublier notre couleur et où nous voulions nous assimiler, nous estimions que » tout avait été dit et que nous venions trop tard « .
Or voici qu’un jour de 1958, ou peut-être de 1959, dans la modeste bibliothèque du foyer des étudiants de l’Afrique Équatoriale Française, à Paris, je mis la main sur un exemplaire de la Nouvelle Anthologie de la poésie nègre et malgache de L.S. Senghor. Je l’empruntai, la dévorai, la relus, en appris des vers par coeur et, je peux le confesser aujourd’hui, ne la restituai jamais.
Tout changea alors.
J’avais découvert une littérature en langue française dont mes professeurs de khâgne ne m’avaient jamais soufflé mot.
Mieux, l’anthologie qui me la révélait était publiée par un éditeur des plus prestigieux et préfacé par un des maîtres de la pensée moderne: Jean-Paul Sartre. Ainsi, l’on pouvait donc être Noir, écrire et se faire publier! Ainsi pouvait-on être Noir, écrire et parler de chez nous ainsi que de nous, sans en avoir honte. Enfin, et surtout, on pouvait être Noir et s’appeler » nègre » sans que ce vocable fût une insulte. Mieux, il devenait notre drapeau; nous allions désormais nous glorifier d’être nègre.
L’émotion que je devais à l’Anthologie de Senghor participa à mon engagement politique dans le mouvement des étudiants africains en France. Mais il était de bon ton alors, surtout dans ce milieu, de critiquer la négritude et les aînés. Je le fis officiellement à Alger en 1969 avec d’autres, dont Adotévi qui explicitera ensuite son discours dans Négritude et Négrologues, un pamphlet contre Senghor. Avant nous, Wolé Soyinka, dont nous commencions à entendre parler, avait proclamé dans une formule heureuse que nous reprenions: » Le tigre n’a pas besoin de crier sa tigritude, il bondit sur sa proie « .
Aujourd’hui Wolé Soyinka n’a pas varié dans sa position. II a toutefois, au cours de la célébration du 90e anniversaire de Senghor, rendu hommage au poète et à l’homme d’État sénégalais pour ne lui avoir jamais tenu rigueur et l’avoir même invité à un dialogue où il ne chercha pas non plus à le récupérer.
Personnellement, ma critique de la négritude portait sur deux points.
Autant je me trouvais redevable à la négritude d’avoir constitué un cri salutaire aux temps du régime ségrégationniste de l’indigénat, autant je craignais que la pérennisation de ce concept après les indépendances ne divisât l’Afrique (l’Algérie était alors engagée dans une lutte armée pour son indépendance, lutte dont nous nous sentions solidaires, lutte qui avait contribué à notre libération) et qu’elle n’induisît un racisme à rebours, quand nous voyions des gens de même race (Tschombé, Mobutu, Bokassa, etc.) s’allier à l’ennemi et que nous vivions la solidarité de peuples d’autres races.
Sur le plan esthétique, je pensais que l’inspiration poétique et littéraire devait sortir des sentiers battus. À ressasser la négritude, ses épigones se complaisaient dans des oeuvres mineures qui ne possédaient ni l’éclat ni la force de celles des pères fondateurs.
Autant je faisais sur le dernier point preuve de discernement, autant je faisais une confusion sur le premier en donnant une interprétation politique à ce qui avait constitué une vision esthétique.
Mais je parle plus de la » négritude » que de Léopold Sédar Senghor.
C’est qu’il n’est pas aisé, c’est qu’il est impossible de les dissocier.
En s’adressant aux autres nègres, Senghor n’avait nul besoin de reprendre la fameuse interpellation de Hugo: je n’avais aucun mal à voir que j’étais lui. Chaque fois que Senghor disait je, c’était nous qu’il voulait dire. Chaque fois qu’il évoquait son père Djogoye et disait sa mère, c’était de nos familles qu’il parlait. Qu’elles fussent Ouolofs, Sérères, Bambaras, Ibos ou Bantoues.
Quand je l’entendais fredonner comme dans Éthiopiques :
» Kaya-Magan je suis! Roi de la lune, j unis la nuit et le jour. Je suis Prince du Nord du Sud, du Soleil-levant Prince et du Soleil-couchant « , il suscitait en moi l’envie de rechercher mes origines dans la geste des Bantous.
Le recours occasionnel à la première personne du singulier ne trompait pas, la poésie évoquait une situation, une histoire, des sentiments collectifs. En ce sens, la poésie de Senghor comme celle de tous les poètes de la négritude est une poésie de témoignage. Aucun coeur en écharpe, aucun questionnement métaphysique, les poètes de ce mouvement sont des chantres, des porte-parole dont les vers sont les paroles d’un hymne ou d’un chant de partisans.
Senghor rejette l’image du nègre Banania, chante l’hommage des tirailleurs sénégalais et magnifie les royaumes et les empires oubliés.
Par sa poésie, l’Afrique cesse d’être la contrée » porteuse de monstres » à laquelle croyaient les Romains, l’enfer peuplé de fauves, la jungle infestée de moustiques et de parasites, le continent où le soleil tue, le repoussoir de la Métropole. Elle était belle, elle avait un passé, elle avait eu des royaumes dont on nous avait dissimulé l’existence, elle participait à l’harmonie de la planète. L’Afrique était versifiée, l’Afrique méritait d’être écrite, d’être rêvée.
Avec Senghor et les chantres de la négritude, ce n’étaient pas seulement les rythmes, les moeurs et les paysages de chez nous qui trouvaient droit de cité dans les lettres, mais surtout et avant tout l’homme noir. Réduits jusqu’alors au statut d’esclaves, de boys ou de tirailleurs, nous prenions soudain l’aspect d’Apollons en diorite. Nous n’étions plus des figurants, nous devenions des acteurs prêts à tout chambouler, nous descendions de dieux et de déesses oubliés et nous recouvrions notre mémoire. Le nègre, la femme noire étaient encore à dire.
A m’entendre, qui n’a pas lu Senghor pourrait croire qu’il ne s’agit pas vraiment de poésie, mais de pamphlet et de discours politique, alors que son talent fut précisément d’avoir su couler le plaidoyer politique dans un mouvement et un rythme où la chanson garde son pouvoir; celui d’arrêter le souffle, de bercer, de caresser l’oreille, de faire rêver, d’éblouir, de soigner l’âme.
» La monotonie du temps, dit-il, c’est ce qui distingue le temps de la prose, c’est le sceau de la Négritude, l’incantation qui fait accéder à la vérité des choses essentielles. »
Et ailleurs
» je persiste à penser que le poème n’est accompli que sil se fait chant, parole et musique en même temps. »
Il n’en est pas demeuré aux intentions et aux préceptes, il a su les mettre en oeuvre.
Son obsession du poème-musique se fait sentir dans les indications qu’il donne au début de certains poèmes » Pour deux flûtes et un tam-tam lointain… Pour flûtes et balafong… Pour khalam… Pour deux trompes et un balafong… »
Mais le dyali ne demeure pas dans une tour d’ivoire. Il marie son action à son verbe. D’abord sur le terrain culturel. Avec Alioune Diop et ses compagnons, avec tous les Noirs de la diaspora, avec des intellectuels français et allemands, il organise à la Sorbonne, en 1956, le Premier Congrès des Écrivains et Hommes de Culture Noirs. Cette rencontre de fortes personnalités qui ne représentaient aucun parti, aucun État, aucun peuple et parlaient en leur nom personnel, sans autre arme que leur art et les résultats de leurs recherches, devait avoir plus d’impact sur les consciences africaines, européennes et américaines que les congrès des partis les plus structurés. Cet événement ne connut pas son égal. Pour honorables que furent les tentatives de le reproduire, aucune n’eut le même retentissement.
Ce Congrès possédait une vertu que les congrès politiques ne peuvent posséder. Il n’était pas un cri contre. II était une clameur pour. Il était l’image tangible d’une idée humaniste par laquelle une race révélait une vérité cachée, brisait ses chaines et entraînait le reste de l’humanité à se ranger à ses côtés.
Ses héros étaient à la lisière de la pensée et du politique.
Pour franchir la frontière entre la philosophie spéculative et la praxis, l’action politique parut la voie obligée. Senghor l’emprunta.
Pas à pas, dans l’espace démocratique, il gravit les différents échelons: député, Ministre, Chef d’État.
Ce parcours a été assez décrit pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir ici.
Je me bornerai à citer ce qui caractérise le Président Senghor qui tint les rênes du Sénégal en un temps où l’Afrique subissait des pronunciamientos, voyait ses libertés confisquées par des tyrans et connaissait des monarques à vie. Senghor aura eu le mérite de préserver un espace d’humanisme en Afrique de l’Ouest.
Certains lui ont reproché de n’avoir pas opéré une rupture radicale avec l’ancienne puissance coloniale, d’avoir limité la démocratie; quelques autres reproches ressortissent au débat d’une politique domestique à laquelle je ne me sens pas le droit de me mêler. Je dis que s’il y eut faute, ce furent des péchés véniels. Mieux. Si Senghor a souvent privilégié le dialogue en recourant au compromis pour épargner à son peuple un climat de violence dont nul ne sait jamais les limites, il ne fut pas homme de compromission. Dans Senghor, l émotion et la raison, Jacqueline Sorel nous narre l’événement suivant trop peu connu et révélateur de la force de caractère de Léopold Sédar Senghor
» Au début de 1945 l’agrégé sénégalais est sollicité, en même temps que le Dahoméen Marcellin Sourou Migan Apithy, pour participer à la commission Monnerville chargée, selon le voeu de « l’homme de Brazzaville ‘; d’étudier la représentation des colonies à la future Assemblée nationale constituante. Les deux experts ont accepté cette mission de confiance car ils pensent pouvoir traduire dans les textes la juste expression des réformes que laissait entrevoir le discours du général de Gaulle.
Léopold Sédar Senghor, qui n’a pas pu assister à la première séance, va s’illustrer lors de la seconde. Ce qui lui est soumis est en effet un découpage des colonies en trois catégories qui détermineront la politique à y ppliquer. L’Algérie est « assimilée « aux départements d’Outre-mer, le Maroc et la Tunisie font partie des pays « associés ‘; tandis que les autres territoires, dont l’Afrique, restent sous domination.
De sa voix posée, Léopold prend alors la parole. La colère bouillonne en lui et, dans son langage précis et châtié de futur académicien, il fustige ceux qui n’ont rien compris aux nouvelles relations qui doivent désormais s’instaurer entre la France et les pays d’Afrique noire. Les membres de la commission en restent pantois. Il renouvellera ses attaques dans un article de la revue Esprit en juillet 1945. Sous le titre « Défense de l’Afrique noire ‘; Senghor fait part du malaise africain: « Nous sommes rassasiés de bonnes paroles – jusqu’à la nausée – de sympathie méprisante. »
L’homme de méthode, de compromis et de mesure a épargné à son peuple et à son pays des soubresauts et un gâchis de vies humaines dont d’autres pays plus militants, plus radicaux, plus révolutionnaires ont fait payer le lourd tribut à leurs citoyens. S’il a adapté la démocratie aux conditions de l’histoire et à l’âme de son peuple, ce ne fut pas par amour du pouvoir.
Le moment venu, le patricien du pays sérère saura remettre de lui-même les insignes de consul à un autre et retourner, comme le vieux Cincinnatus, à sa charrue.
Il fut le premier à le faire en Afrique, sans y avoir été contraint par une pression ou une autre. Fidèles de son parti ou opposants, tous les Sénégalais sont unanimes sur ce point: ils sont fiers de cet exemple et le lui ont manifesté lors de son quatre vingt-dixième anniversaire.
Les soucis de la direction politique peuvent conduire à déléguer la gestion des affaires culturelles à d’autres. Senghor n’a jamais établi de hiérarchie entre l’économie et la culture. Au pouvoir, il n’oubliera pas les projets du temps des réunions en Europe. Ceux que dessina un cercle de jeunes gens colonisés d’Afrique et de la diaspora. Un cercle que fréquentaient aussi des jaunes et des Blancs. Et, pour donner corps aux idées du Premier Congrès des Écrivains Noirs, il fera du Sénégal la Suisse de tous les intellectuels africains et de la diaspora en difficulté avec les tyrannies de leurs patries. Ce ne sont pas seulement l’asile politique qu’il a offert à des Guinéens, à des originaires des colonies portugaises, à des Haïtiens, à des Américains et à des Antillais, mais aussi les mêmes droits qu’à ses compatriotes, jusques et y compris celui de travailler dans la fonction publique nationale.
II fallait planter en Afrique la semence de l’esprit qui souffla sur les Congrès successifs de la Sorbonne et de Rome. Tel sera l’un des objectifs du Premier Festival des Arts nègres à Dakar, en 1966.
Léopold Sédar Senghor n’est sans doute pas le seul Chef d’État africain à avoir eu recours à la culture pour invoquer l’identité de l’Afrique et en avoir tiré argument pour une politique d’indépendance. Mais les autres l’ont surtout invoquée pour justifier une politique obscurantiste, pour refuser au reste de la planète d’être attentif à la manière dont les Droits de l’Homme y étaient respectés. Ainsi, de Mobutu et de Tombalbaye qui prônèrent le recours à l’authenticité (une négritude de pacotille) pour couvrir des pratiques antidémocratiques et barbares. Développer la culture, pour Senghor, ne consistait pas à faire remuer du popotin des cohortes d’animatrices à chaque visite officielle d’un hôte de marque. Il s’agissait pour lui de mettre en place des infrastructures, il s’agissait de valoriser le patrimoine visible et intangible, il s’agissait de promouvoir la création contemporaine. Il le faisait certes au nom de la négritude, mais il mettait son action au service tant de ceux qui s’en réclamaient que de ceux qui gardaient leur distance par rapport à cette philosophie.
Ainsi promut-il les films de Sembene Ousmane, qui affichait son opposition politique; ainsi patronna-t-il la poésie de Tchicaya U Tam’si et de Sony Labou Tansi qui marquaient leur différence avec la négritude. Ainsi accueillit-il Stanislas Spéro Adotévi à l’Université des Mutants; ainsi dialogua-t-il avec Wolé Soyinka, avec moi-même et tous ceux qui l’avaient critiqué, sans en faire publicité ni chercher à nous récupérer.
En conclusion, s’il fallait résumer Senghor d’un mot, il faudrait se tourner vers la Renaissance européenne. Je veux dire une période qui ressuscita le monde grécolatin, un univers que tutoiera Senghor. La Renaissance, c’est l’époque des grands humanistes. L’époque des hommes qui mariaient culture et action politique. Une époque où la culture s’insérait dans l’histoire contemporaine pour développer avant la lettre une Europe qui cherchait à sortir du Moyen Âge.
Senghor est un humaniste contemporain.
Il fallait de la trempe pour proclamer ce credo et le vivre en une époque où le terme paraissait relever d’un angélisme hors de saison, où les valeurs cotées semblaient être la révolution, la violence, la lutte armée, voire le terrorisme.
Aujourd’hui où l’Afrique réclame la démocratie et répugne à la violence, on en vient à se demander si elle n’aurait pas besoin de jeunes Senghor. Sans doute mâtinés de Mandela.
Sa pensée et son action gagneraient à être popularisées dans la jeunesse. Au temps de la nôtre, nous avons été injustes à l’égard de l’enfant de Joal.
Nous lui reprochions son verbe et nous nous sommes souvent égarés dans la logomachie sans prise sur la réalité. Nous pensions révolution quand il disait évolution. Nous rêvions l’Histoire et pensions qu’elle se bâtissait avec des idéologies, ignorant que celles-ci engendraient des tragédies.
S’il m’entend où il repose désormais, je sais qu’il aura le triomphe modeste.
La seule satisfaction du patricien sérère sera de constater que nous avons fini par le comprendre. Il nous restera encore une autre tâche, celle de diffuser sa pensée.