Jean-Yves Marin, Conservateur en chef du musée de Normandie.
La Normandité est un thème qui peut paraître bien mineur dans l’œuvre considérable.
de Léopold Sedar Senghor.
Toutefois ce qui fait, peut-être, l’intérêt de cette approche, c’est qu’elle permet, tout en respectant l’intimité de l’homme, de le suivre dans un parcours officieux qu’était pour Senghor, la Normandie.
L’écueil bien naturel est l’hagiographie parlant d’un homme retiré du pouvoir et menant une vie simple dans sa propriété de Verson. On peut simplement dire que le « Senghor normand » était le Senghor de toujours avec ses qualités humaines incontestables vivant sobrement tout en peaufinant son œuvre littéraire.
On sait que le poète s’est interrogé sur ses origines, sur « une goutte de sang venue d’Europe », sans doute du Portugal. De la même façon la Normandie est une parcelle d’exotisme dans son histoire qu’il allait comme toujours mettre à profit.
Senghor racontait avec humour qu’il rencontre pour la première fois un normand en la personne du Père Dubois missionnaire des pères du Saint-Esprit et curé de Joal.
« Il avait pour moi, je le sentais une affection lucide, à la normande, faisant alterner punitions et récompenses. Quand j’avais été sage et que j’avais bien travaillé, il me parlait de sa Normandie : de son hiver relativement doux et de son été frais, balayé qu’il était par le vent d’ouest, comme la petite côte sénégalaise, que caressaient les alizés pendant la bonne saison ».
Plus tard au séminaire libermann de Dakar, Senghor est influencé par un autre ecclésiastique, un spiritain normand le Père Lecoq.
Mais son attachement à la Normandie viendra de sa rencontre avec Colette Hubert qu’il épousera en octobre 1957. Sur cette union qui ne se termine qu’avec la mort de Senghor, je vous renvoie vers les magnifiques poèmes qu’il dédia à sa femme ainsi qu’aux portraits officiels du coupe et à l’image de leur complicité dans le parc de leur maison de Verson.
Ce qui nous concerne ici c’est qu’à partir de cette date Senghor, qui deviendra Président deux ans plus tard et pour 20 ans, va fréquenter très régulièrement Verson et se pénétrer lentement de la Normandie jusqu’à créer ce beau mot de Normandité qu’il développera dans ses écrits.
« Au mois d’août quand le Sénégal cuit dans son jus, j’écris en Normandie, dit-il. Au frais ».
Dans les années soixante la politique de l’arachide, la nationalisation des terres, les réformes de l’éducation prennent forme à Verson.
« Sans crier gare tout le temps, je passe de mes amours à mes racines, des palmiers aux pommiers » écrit-il dans les Ethiopiques (96).
C’est également à Verson qu’il décide de nommer ou de décorer les plus méritants de ses compatriotes, acte majeur dans sa fonction de Président.
« J’ai toujours pris de longues vacances pour pouvoir m’isoler, pour pouvoir vivre vraiment en moi-même, au fond de moi-même, et écrire ce que j’avais besoin d’écrire et que j’accumulais tout au long de l’année. Et je vis mon poème des semaines, des mois, parfois de années. Et c’est pendant la solitude des vacances, pendant le sanctuaire des vacances, que je puis m’exprimer, que je puis vivre ma négritude et en même temps préparer des nourritures spirituelles pour les autres hommes, et d’abord pour les autres Nègres » (entretien avec E. Maunick, RFI / FTS).
En pleine crise internationale alors que De Gaulle fulmine dans les capitales africaines tentant de créer une Communauté d’association avec la France sans évoquer l’autodétermination et le droit à l’indépendance, Senghor est à Verson :
« C’est alors que je me suis retiré sur les terres normandes de ma femme et j’ai écrit à Pompidou une lettre en disant que si on me consultait sur cette Constitution, je ferais campagne contre. Pompidou est intervenu auprès du général de Gaulle, et c’est le général de gaulle qui, malgré l’avis de la Commission, a introduit dans le texte de la Constitution de la Ve République mon amendement » (Entretien avec Demba Dieng, ORTS).
Pour rencontrer le Président Senghor sereinement et … discrètement, rien ne valait un déplacement à Verson. C’est ainsi qu’au gré des aléas de la politique internationale, les voisins versonnais du Président purent apercevoir à l’heure du petit déjeuner le Président Valéry Giscard D’Estaing ou tel ou tel dirigeant africain de passage en France.
Quittons le terrain de la politique internationale pour voir le degré d’implication de Senghor en Normandie au cours des plus de quarante ans où il séjourne régulièrement puis vit à Verson, en compagnie de ses trois enfants.
Ce qui frappe c’est que cette nouvelle terre d’adoption, puisque celle de sa femme, il cherche immédiatement à lui faire créer des relations durables avec le Sénégal.
Dès le printemps 1957, alors qu’il n’est pas encore installé à verson, il sollicite la Ville de Caen pour créer ce qu’il nomme une alliance fraternelle, un pacte permanent d’échange et d’unité entre Thiès – ville du Sénégal dont il est alors le maire – et la ville de Caen. Le Conseil municipal accepte à l’unanimité. Senghor pourtant occupé par le combat vers l’indépendance du Sénégal envoie le secrétaire général de la commune de Thiès en stage un mois à Caen. Jean-Marie Louvel, à peine devenu maire de Caen, se rend à Thiès le 27 juin 1958 pour l’inauguration du nouvel hôtel de ville où Senghor l’accueille. Enfin, le 6 juin 1959, Léopold Sedar Senghor préside la prise d’arme commémorative du Débarquement à Caen.
Les liens sont créés, il faudra les entretenir. Bien entendu , Senghor ne délaisse pas la vie intellectuelle, l’Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Caen l’accueille comme membre correspondant le 25 décembre 1962. Sa consoeur l’Académie de Rouen l’accueillera à son tour et c’est à elle qu’il donnera le 3 mai 1986, un très beau texte sur la Normandité que nous évoquerons bientôt. Il fréquentera régulièrement les deux académies tout comme plus tard l’Académie Française.
Senghor poète théologien est un chrétien convaincu – il suffit de relire « la prière des tirailleurs sénégalais’ dans Hosties Noires pour mesurer la profondeur de sa foi. On le verra donc le dimanche à l’église paroissiale de Verson mais aussi à Saint-Pierre de Caen et parfois à l’Abbatiale Saint-Etienne discuter longuement avec la population.
Une anecdote parmi d’autres mais qui concerne tout particulièrement le Musée de Normandie : l’affaire des canons. Nul Caennais soucieux de patrimoine n’ignore la présence de deux énormes canons dans le château de Caen près du Musée , mais très peu en connaissent l’origine. Il s’agit en fait de canons portugais demandés par le Maire de Caen avec insistance à Senghor. Ce dernier dans un courrier du 10 mars 1967 indique :
« Je n’oublie pas vos canons. J’ai secoué, plusieurs fois, Monsieur le Ministre des Forces Armées qui m’a dit qu’il s’occupait effectivement, d’obtenir ces canons, qui appartiennent soit à la commune de Dakar, soit à des particuliers. Je suis donc l’affaire ». En fait ils avaient été prélevés au fort de l’île de Gorée où leur absence est particulièrement visible. Aujourd’hui aucun chef d’Etat ne donnerait un élément du patrimoine national mais il y a prescription et les canons continueront longtemps d’orner le château de Caen et de rappeler le souvenir de Léopold Sedar Senghor.
Toujours soucieux du métissage culturel, Senghor souhaitera mieux faire connaître le Sénégal aux Caennais en proposant notamment que son pays fût invité d’honneur à la Foire de Caen (1979). De magnifiques décors furent mis en place et on présenta les productions de la Manufacture sénégalaise des Arts décoratifs (en particulier des Tapisseries) fondées par Senghor pour redonner vie au répertoire de couleurs et de dessins des artiste/artisans du Sénégal.
Le 31 décembre 1990, Léopold Sedar Senghor quitte volontairement le pouvoir, il a 74 ans et se consacre maintenant à l’écriture. Il vit principalement en Normandie et participe aussi bien à la vie quotidienne qu’à la vie intellectuelle de la Normandie. En 1982, la célèbre artiste normande Yvonne Guégan fait don au Musée des Beaux-Arts de Caen de sa collection d’art africain. Senghor l’accompagne dans une longue visite où il évoque – fait rare – le patrimoine matériel de son pays. En 1986 il reçoit au Mont-Saint-Michel, le prix des rencontres poétiques de Bretagne. C’est également en août 1986 que le Centre culturel de Cerisy-la-Salle lui consacre un colloque international simplement intitulé « Léopold Sedar Senghor ». 1986, encore, est l’année où Senghor, dans une conférence à l’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Rouen, définit ce concept qui lui est propre, qu’il nomme Normandité et sous-titré « Le dialogue des Cultures ». Après avoir rappelé qu’il n’est normand que d’adoption, Senghor justifie en bon grammairien le choix du terme. Et pourquoi pas « normanditude » comme « négritude » ? c’est que le suffixe ité – qui vient du latin itas – est plus abstrait que itude qui vient de itudo et exprime une réalité plus concrète. Malgré, dit-il, le métissage, le tempérament nordique, voire scandinave est resté en Normandie (…) « l’habitude du silence, cette méfiance de l’inattendu, du nouveau, de l’inconnu… ». Après l’histoire et la géographie Senghor en vient à la littérature et à la poésie. Il évoque Pierre Corneille « Polyeucte » encore plus romantique avec son thème chrétien et le lyrisme du style dont la limpidité sinon la lucidité porte la marque de la normandité. Du XXe siècle, il retient trois poètes normands : André Breton, Paul Eluard et Jean Follain, qui mieux que tous les autres ont exprimé un lyrisme lucide. Puis il revient sur Flaubert, Maupassant, Barbey d’Aurevilly. « Tous, dit-il, ont un tempérament riche et fort : sanguin, sensible et sensuel ».
« Je dirai que la Normandité est, d’un mot, une symbiose entre les trois éléments majeurs, biologiques et culturels, qui composent la civilisation française : entre les apports pré-indoeuropéens, celtiques et germaniques. Mais, ici, j’ai mis l’accent sur les apports des Nordiques. Pour me résumer, l’artiste normand, qu’il soit écrivain, peintre ou musicien, est un créateur intégral, avec l’accent mis sur la création elle-même. Comme le conseillait Flaubert, il faut ‘partir du réalisme pour aller jusqu’à la beauté’. C’est la démarche même de la poésie, dont le sens étymologique, fondamental, est la création de la beauté. »
Ce texte fondateur, Senghor le reprendra souvent dans ses discours, interviews, comme celle qu’il donne à Normandie Magazine.
« Très souvent, je reste des heures à regarder en septembre, la lumière normande, où il n’y a rien qui sépare le sujet de l’objet : je regarde le gazon vert, les sapins, les sycomores et rien ne me sépare d’eux. Pour moi c’est alors la Normandie : un lyrisme lucide ».
Sur André Gide, normand par sa mère, il conclut que « son côté normand n’est pas le moindre élément de sa personnalité. Son style est exempt de familiarité grossière, vulgaire ». Soucieux de faire connaître ses réflexions Senghor écrit trois conférences pour les pays scandinaves intitulées : « Normandité et Celtitude », « Normandité et Négritude », « Normandité et civilisation de l’Universel ». De ce fait la Normandie est pour lui un champ d’expérimentation.
De la Normandité à l’Universel on retrouve Senghor au travers la fondation à Alexandrie en Egypte d’une université pour le développement africain qui, sous l’impulsion de son ami Boutros Boutros Ghali, prend le nom de Senghor. Professeur associé de cette université depuis la création du département de gestion du patrimoine en 1993, je puis témoigner de l’attachement des étudiants venus de tout le continent africain au nom de Senghor. Et quand un étudiant de Senghor vint faire son stage à Verson, ce fut un évènement à Alexandrie et tout le monde attendait son retour pour savoir « comment est le village du président ». Ce lien nouveau, Senghor l’eut sans doute apprécié et nous entendons bien perpétuer les échanges entre Alexandrie et la Normandie.
Dans les années 1990 les sorties officielles de L.S. Senghor se firent rares, il faut en mentionner trois :
– le 2 juin 1992, la signature du pacte de jumelage-coopération entre Caen et Thiès qui consolide les liens établis dès 1957.
– En 1995, l’inauguration de l’Espace Senghor à Verson. Il prononcera l’un de ses derniers discours publics, il y parle de culture.
– le 9 octobre 1996 sera marqué par les festivités organisées pour son 90è anniversaire. Les Versonnais lui donneront un témoignage d’affection et l’Unesco rendra un hommage à l’intellectuel, précurseur de la diversité culturelle, incarnation du patrimoine immatériel.
Le 20 décembre 2001, c’est la mort du poète à Verson. Il a fait de Verson « la seconde capitale du Sénégal et le centre conceptuel de la Normandité » comme il l’expliqua un jour à François Mitterand perplexe.
Sans doute sa vie quotidienne faite de réflexions et de contacts simples et directs avec une population normande qui avait appris à aimer ce curieux vieux monsieur qui parlait si bien le français, aura contribué à alimenter la réflexion du poète, à aider l’homme d’état à prendre ses décisions et à nourrir ce concept de civilisation de l’universel sur une terre qui participa tellement à son propre métissage culturel. A son petit garçon qui, passant devant l’église de Verson, lui demandait si Dieux est blanc ou noir, le poète répond :
« Dieu n’est pas blanc, Dieux n’est pas noir, il ressemble à un joli bouquet de fleurs. »